CAMBODGE EXPO

Angkor : Rencontre avec le Grand Vishnu du Mébon Occidental

Le Grand Vishnu du Mébon Occidental a mille ans. Depuis le Musée National du Cambodge à Pnom Penh où il est vénéré, il est venu se refaire une beauté dans les laboratoires Arc’Antic à Nantes, alors que la Loire débordant de son lit prend des airs de petit Mékong. Avant de se présenter au monde comme le plus bel ambassadeur des splendeurs de la culture khmer lors de l’exposition consacrée aux Bronzes de la cité d’Angkor, qui se tiendra du 30 avril au 8 septembre 2025, au musée Guimet à Paris, rencontre avec le dieu de l’infinie sagesse, l’époux de Lakhsmi, qui ramène la paix et l’harmonie au-dessus du chaos.

Le Grand Vishnu du Mébon Occidental se repose à Nantes

C’est un géant blessé, un survivant, les membres brisés, le crâne en morceau, mais il sourit toujours, avec la même pudeur mystérieuse et délicate. On vient vers lui à tout petits pas, avec respect. Il est si fragile, si vénérable. Jadis, entre le XIIe et le XVe siècles, des milliers de fidèles l’adoraient lors de leurs pélerinages au Mébon Occidental, ce temple constitué d’une île cerné d’un lac aussi vaste qu’une mer, posé au centre du Baray, le grand réservoir d’eau d’Angkor. La plupart l’apercevaient à peine car il fallait être initié pour en approcher. Sous sa forme première, le grand Vishnu mesurait près de six mètres de long. Comme on peut toujours le voir sur un bas-relief du Preah Khan, le grand protecteur de l’univers repose sur l’immense serpent Ananta-Shesha représentant les eaux primordiales, tandis que son épouse bien-aimée, Lakhsmi, prend soin de lui. Un lotus géant jaillit de son nombril qui donnera naissance à Brahma.

« C’est une iconographie très importante, au Cambodge, la seule sculpture en rond-de-bosse que l’on connaisse, explique Pierre Baptiste, l’un des quatre commissaires de la future exposition, avec Thierry Zéphir, David Gaborit, Brice Parent. Dans la conception philologique hindou, le monde, l’univers tout entier est mortel. Régulièrement l’univers est détruit à l’issue d’un très long processus par Shiva, le principe destructeur. C’est une destruction purificatrice, nécessaire au moment où on atteint un niveau de chaos insupportable. Quand l’univers entier a été détruit, il ne reste plus rien, que l’océan primordial. Vishnu, le principe salvateur, est couché sur un Naga, qui symbolise ces eaux. Pendant des millions d’années, il médite ce qu’a été le monde passé, ce que pourrait être le monde à venir. Son épouse Lakhsmi est là pour l’aider dans cette méditation cosmique et lui masser les jambes. A la fin, un lotus émerge du nombril de Vishnu, se dirige vers le ciel. Sur la fleur épanouie du lotus, apparaît le dieu Brahma, le principe créateur. Brahma, en prononçant par ses 4 visages les 4 Veda, les textes fondamentaux de l’hindouisme, va créer le nouveau monde, l’univers tout entier ».

En 1431, après la conquête du royaume d’Hayuttaya, l’empire Khmer est tombé. C’en était fini des règnes bâtisseurs des rois Suryavarman 11 (1122) et Jayavarman VII (1122 (?)-1218) qui avaient initié la construction d’Angkor et l’avait portée à son apogée. On ne sait pas pourquoi le grand Vishnu fut détruit, sans doute ses principes n’étaient-ils pas ceux des conquérants qui voulaient récupérer son métal précieux, ni pourquoi son buste et sa tête, porteuse de son esprit, furent enfouis sur place dans la glaise où ils demeurèrent, miraculeusement, à l’abri des outrages du temps.

Henri Marchal, Maurice Gleize et Cchit Lat, le jour de l’exhumation du Grand Vishnu au Mébon Occidental

500 ans plus tard, en 1936, Henri Marchal et Maurice Gleize, membres de l’Ecole Française d’Extrême Orient (EFEO) et conservateurs d’Angkor rencontrent un villageois dénommé Chhit Lat, qui dit avoir rêvé d’une statue de Bouddha enterrée au Mebon occidental et qui souhaitait être libérée du sol. Ils découvrent ainsi les fragments de la sculpture représentant le grand Vishnou. Pendant toute la guerre d’Indochine et l’occupation par les Khmers rouges, il est demeuré à l’abri au sein du Musée Albert Sarraut, construit entre 1917 et 1928 sous le protectorat français, avant de devenir le Musée National du Cambodge. Mais, à l’air libre, les particules attaquaient le métal, des traces de corrosion apparaissaient. Inquiètes, les autorités cambodgiennes, Son Excellence Phoeurng Sackona, la ministre de la culture et des Beaux Arts depuis 2013, qui fut Doctorante en France à Dijon, a demandé l’aide de l’EFEO pour préserver le grand Vishnu. « J’étais impressionné par son attention et sa vigilance » , se souvient David Gaborit, du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) qui le suit depuis 2018. Enfin, après que toutes les précautions ont été assurées, l’autorisation a été donnée au Grand Vishnu d’entreprendre ce voyage. Le 7 mai 2024, une cérémonie bouddhiste a réuni les moines et les fidèles afin de l’honorer. « Avant son départ, nous sommes venus le saluer afin de lui assurer protection, explique Chhay Visoth, le directeur du musée national du Cambodge. Au musée, on offre aux Dieux des offrandes, des fruits, des fleurs, des bâtons d’encens. Pour nous, Il protège le pays et ses habitants. »

Chhay Visoth, directeur du Musée National du Cambodge, devant le grand Vishnu en cours de restauration à Nantes

Soigneusement emballé et calé dans une grande caisse isotherme, il a quitté Siem Reap au Cambodge dans un grand avion cargo. Il a survolé la moitié de la planète avant d’atterrir à Orly d’où il a été conduit avec d’infinies précautions dans les laboratoires souterrains du Centre de recherche et de restauration des musées de France, au Louvre. Là, pendant six mois les instruments d’observation les plus pointus l’ont étudié avec minutie pour tout comprendre de lui, d’où venait le cuivre dont il est fait ? Où se trouvait le moule où il a pris forme ? La corrosion qui oxydait son teint était-elle guérissable ? Comment la traiter ? Comment, et faut-il, lui restituer la carnation la plus proche de celle qui était la sienne à l’origine ? « En effet, précise David Gaborit, à l’origine, le Grand Vishnou était doré. Ses paupières, ses lèvres, sa moustache étaient peintes. » Quand tout cela été précisé, les laboratoires Arc’Antic à Nantes, qui avaient déjà pris en charge la restauration de bronzes khmers dans les années 1990, ont été choisis pour l’accueillir.

Le buste seul pèse encore une demi-tonne. Von Neun, directeur du laboratoire de restauration des métaux du Musée National du Cambodge, Jeanne Echinard et les ingénieurs du laboratoire nantais, stabilisent le métal, le polissent à l’aide d’une poudre de bois très douce et conçoivent le socle qui restituera aux 83 fragments qui le composent sa position d’origine, flottant à la surface des eaux de l’éternité. Près de dix ans de rencontres et d’études ont été nécessaires pour construire le projet LANGAU – du vieux khmer, cuivre – dirigé par Brice Vincent de l’EFEO. Car sous la protection bienveillance du grand Vishnu, le gouvernement khmer aidé par les archéologues français a initié une grande étude de la métallurgie du cuivre à Angkor et dans le royaume angkorien entre le IXe et le XVe siècle. Les mines, les fonderies, les artisans, tout est analysé. En partenariat entre les ministères de la Culture français, cambodgiens et la fondation Aliph (International alliance for the protection of heritage in conflict areas), de jeunes archéologues et restaurateurs sont formés à prendre la relève. A Paris, le grand Vishnu sera accueilli par son frère et contemporain, la tête de Jayavarman VII, entouré par 240 autres pièces maîtresses du musée Guimet et par d’autres venues du musée national du Cambodge dans le cadre de l’exposition consacrée aux bronzes royaux d’Angkor. Et quand le grand Vishnu reviendra se reposer chez lui, après son grand périple, il retrouvera sa place et pourra veiller sur les petits dieux eux aussi rajeunis en priant pour protéger l’humanité imprudente du chaos et la mener vers la concorde et la sérénité.

Quand on l’approche, tout d’abord, on est saisi d’une sorte de vertige, presque de malaise. Oui, vraiment, il est différent. Ce n’est pas la Joconde de Léonard de Vinci, pas plus la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace, ni même le scribe accroupi du Louvre. Comme eux, il nous parle d’un temps que nous n’avons pas connu. Mais il y a autre chose. Une interrogation d’abord. Quel chemin a-t-il parcouru pour arriver jusqu’à nous ? Plus de mille ans, au bord de l’une des plus grandes zones humides du monde sans être réduit à néant par la rouille ? Et aussi une affirmation. Il est à la fois tellement fragile et tellement tranquille. Comme le buste consolateur et inspirant de Jayavarman VII, en sa présence, on oublie le bruit du temps, on prend conscience de l’éternité.

Comme le dit le maître bouddhiste Thích Nhât Hanh,

« La Lumière, c’est quand la vague réalise qu’elle est l’Océan.« 

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