
Au temps des grandes rétrospectives, le musée Rodin s’offre une exposition pour le moins impertinente, axée sur un unique élément : la mythique « robe de chambre » créée par Auguste Rodin pour la réalisation de la statue d’Honoré de Balzac. Corps in.visibles offre une interrogation d’une grande intensité, étonnante et dérangeante, sur les corps et les regards au sein de l’espace public et, plus encore, sur l’énergie créatrice du vide pour tout artiste.

Comme le silence après une œuvre de Mozart est toujours du Mozart, le vide dans sa robe de chambre est-il toujours du Balzac ? C’est l’interrogation vertigineuse à laquelle nous invite la très originale exposition que le musée Rodin présente en cet automne 2024. D’emblée, Corps In.visibles nous place face à une absence, la statue, l’authentique d’Auguste Rodin. Il faudra donc combler le manque.

Apprivoisons la frustration, il y a tant à dire autour de ce vide exquis. L’histoire de l’œuvre est déjà une formidable histoire de rendez-vous manqués. Balzac, né le 20 mai 1799, est mort le 18 août 1850 à Paris. Dans cette tranche de vie, il a écrit des chefs d’oeuvres : Les Illusions Perdues, Splendeurs et Misères des Courtisanes, la Femme de trente ans, la Cousine Bette, le Père Goriot, La Peau de Chagrin, tous réunis dans un monument : la Comédie Humaine. Et aussi quelques autres petites choses : cent Contes drolatiques, des petites oeuvres de jeunesse. Alexandre Dumas propose alors qu’on rende hommage à cet homme tout entier dévoré par la littérature. Le projet reste dans les limbes jusqu’à ce qu’Emile Zola, qui préside alors la Société Des Gens de Lettres, y revienne 35 ans plus tard. La commande, confiée à Henri Chapu, prévoit une statue de 3 mètres de hauteur livrable en 1893, mais le sculpteur, qui a notamment réalisé la Cantate – en façade du Palais Garnier, meurt en 1891. Zola demande à Rodin de reprendre le projet ce qu’il accepte avec enthousiasme, et excès de passion.



Il faut imaginer, Auguste avait dix ans quand Honoré est mort. Il ne le connaît par les livres. Il ne l’a jamais rencontré. Comment se le représenter ? Il se met à collectionner toutes les représentations de Balzac qu’il peut dénicher et qui sont pour la plupart réunies dans l’exposition actuelle. Et il y a autre chose, comme l’expliquent les commissaires Isabelle Collet et Marine Kiesel, « retrouver le corps ». Dans sa quête fiévreuse, Rodin réalise plus de trente essais de nus – présentés également pour certains au Musée Rodin, rue de Varenne et à Meudon -. Et, pour être fidèle à l’homme comme à sa stature de grand écrivain, il doit se rendre à une évidence : Balzac était GROS. Pas question de camoufler cette réalité derrière un académisme bon teint. Il lui fait tailler un costume commandé au tailleur René Pion qui habillait jadis l’auteur de la Peau de Chagrin. Dans un souci de précision, les Commissaires ont beaucoup réfléchi autour de ce costume, réunit un grand nombre de pièces empruntées au Palais Galliéra et demandé à la Maison Dormeuil, repreneure de René Pion, de le tailler à nouveau aux mesures de l’Homme Balzac.
« Vêtirai-je Balzac de la fameuse robe de moine qu’il mettait pour travailler si on en croit la légende ? »
Mais pour Rodin, ce costume est une piste, mais pas une solution. Il faut oser encore plus. A l’époque, héritage peut-être du Lever du Roi-Soleil, il était d’usage que les hommes publics reçoivent leurs intimes en robe de chambre. Rodin choisit donc de vêtir son sujet d’abord d’une robe de moine et encore, guidé sans doute par ses récits, d’une robe de chambre, qui rappelle les nuits blanches de l’auteur de la Comédie humaine.


Mais c’est une autre paire de manche que de faire admettre cette recherche au Comité des Gens de Lettre qui enrage déjà des retards pris. Rien ne va plus, alors qu’éclate « l’Affaire Dreyfus ». Rodin est ami de Zola, l’auteur du célèbre « J’accuse » qui l’a sollicité. La commande bascule dans les querelles politiques. Le sculpteur confie alors à des amis : « Je ne me bats plus pour ma statue. elle sait se défendre elle-même. Si la vérité doit mourir, mon Balzac sera mis en pièces par les générations à venir. Si la vérité est impérissable, je vous prédis que ma statue fera du chemin. Cette œuvre dont on a ri, qu’on a pris soin de bafouer parce qu’on ne pouvait pas la détruire, c’est le résultat de toute ma vie. »

Comme le corps trop volumineux de l’écrivain, la statue de Balzac devient un fantôme encombrant qui erre dans les couloirs de l’hôtel Biron, la demeure et son futur musée Rodin. Elle ne sera coulée en bronse qu’en 1926 et installée, enfin, à la vue du public, que le 1er juillet 1939, vingt ans après sa mort.

Voilà tout l’incroyable récit que l’exposition Corps In.visibles met en lumière et qui se résume, après le récit de la quête fiévreuse du sculpteur, en une révélation : ce plâtre unique, longtemps entreposé au musée de Meudon, et exposé ici en pleine lumière. « Fantôme d’un vêtement ample drapé sur un corps seulement suggéré, « chef d’oeuvre inconnu », l’oeuvre intrigue toujours nos visiteurs. Elle est présentée depuis 2015 à l’étage de l’hôtel Biron, explique Amélie Simier, directrice du musée. Il revenait au musée Rodin de jeter la lumière sur cette oeuvre radicale. »

Là commence une autre visite. Devant l’objet, les questions affluent. En quoi est-il réalisé ? Quel est ce tissu ? Quelle main invisible retient négligemment le pan du vêtement ? Quelle évidence vertigineuse s’impose là au regard, vision de l’art, présence et absence à la fois ? La Robe de Chambre nous enveloppe dans le rêve d’une rencontre entre deux titans de l’art. On peut se tenir debout ou s’assoir, tourner ou être foudroyé. Et puis, s’en aller ensuite, remonter la rue de Varenne, rejoindre le boulevard Raspail, et remonter jusqu’au croisement du boulevard du Montparnasse pour saluer le « Monument à Balzac » (*) qui habite discrètement là, à l’ombre des platanes. Car, longtemps après avoir quitté le musée, la pensée de la Robe de Chambre continue de nous interroger autour de cette question : qui mérite, et comment, d’être ainsi statufié ? Est-ce une chance, un privilège ou une solitude ?


(*)Les trois autres versions du « Monument à Balzac » sont visibles, elles, l’une dans les jardins du musée Rodin, l’autre au musée de sculpture en plein air de Middelheim à Anvers, la quatrième au musée en plein air de Hakone au Japon
Corps in.visibles, du 15 octobre au 2 mars 2025, au Musée Rodin, 77 rue de Varenne, Paris 7e.
Une merveille , ce que j’ai écouté sur France Culture vendredi 19 décembre 2024 « la robe de chambre de Balzac »
Merci Madame Kiesel ,