
L’ensemble Itinéraire avait posé ses archets, ses instruments et ses percussions au cœur de l’incroyable librairie 7L à Paris pour présenter la pièce Topos II de Jean-Luc Hervé. Un moment suspendu, concert, rencontre, expérience, échange, voyage, tout cela à la fois, et encore un peu plus…

L’Itinéraire porte bien son nom. Car c’est toujours un voyage que d’aller les écouter. La formation fondée en 1973 par les compositeurs Tristan Murail, Roger Tessier et Michael Levinas fête ses 52 printemps et continue de soutenir les musiques des jeunes compositeurs, comme elle le dit, « résolument portés vers l’avenir ». Désormais, Lucia Peralta, lumineuse altiste d’origine colombienne, qui a rejoint l’ensemble en 2001, en assure la direction musicale. Chaque création invite à un cheminement intérieur profond. Et ce mardi soir 17 juin, le voyage commençait à deux pas des quais de Seine à la librairie 7L. 7 comme le numéro de la rue, L, comme son nom, rue de Lille, mais aussi pourquoi pas, comme les sept ailes d’une créature mythique, un griffon d’or, un dragon aux grands yeux qui envelopperait les voyageurs-auditeurs pour un vol mystérieux. Éloignons-nous donc des rives connues pour aborder ce territoire dont les portes s’ouvrent en silence. Est-ce encore Paris, ce lieu incroyable où les arbres sont fait de livres et où des cheminées de paquebots viennent crever le plafond de verre ? A moins que, les élus bercés dans de larges et profonds canapés aient fini par accéder aux Champs Elysées ainsi que Jorge Luis Borges le pressentait : « j’ai toujours imaginé le paradis comme une sorte de bibliothèque. » Peut-être…


Mais voici qu’Anne Montaron, l’artiste musicienne et productrice sur France Musique, nous souhaite la bienvenue et nous offre quelques clefs. Elle parle de son programme : » Musique & Jardins : Topos, une polyphonie du vivant », dont elle dit : « A l’heure où notre écosystème est menacé et où les forêts brûlent, certains compositeurs inscrivent le jardin et la nature dans leurs oeuvres. En amoureuse des jardins et des arbres, je n’ai pu qu’être séduite par leurs recherches. J’ai souhaité imaginer une résonance entre leur musique et les ouvrages de la librairie 7L dédiée au jardin, et que ce jeu de résonances intègre la vision d’auteurs jardiniers-paysagistes également sensibles au monde sonore. »
Oui, ce vaste plateau-bibliothèque est né en 1999 dans l’esprit de Karl Lagerfeld qui disait de son ancien studio photo : « J’aime tellement ce lieu qu’il fait partie de moi. » D’ailleurs des esprits, à moins que ce ne soient des crickets géants ou des cigales font crisser leurs élytres diaphanes entre les feuilles. On est assis sur la table immense, entre les coussins profonds, sur des tabourets, un peu partout où on peut, et tout à côté, sur quelques tapis symboliques, les musiciens ont posé leurs instruments, un violon, un alto, un violoncelle, deux percussionnistes, une flûte, un hautbois, une clarinette. En compagnie de Véronique Brindeau, qui enseigne l’histoire de la musique japonaise à l’INALCO et est l’auteur du livre au nom si doux, « Éloge des mousses », Anne Montaron présente le compositeur Jean-Luc Hervé qui enseigne au Conservatoire à Rayonnement Régional de Boulogne-Billancourt, Boulbi pour les intimes.
Ensemble, ils évoquent la villa Kujoyama où il a résidé sur le mont Igashi à Kyoto et qui lui a, notamment inspiré, l’œuvre que nous allons entendre, Topos II. Partirons-nous donc au Japon ? Probablement. Jean-Luc Hervé nous raconte cette forêt dense qui entoure la villa et les sons qui vous environnent. C’est là qu’est née l’idée de Topos II pour huit musiciens et dispositif acousmatique craintif. Dispositif acousmatique craintif (DAC), kesaco ? Un dispositif acoustique fait d’une vingtaine de petites boites disséminées entre les livres, de la terre au ciel, par lequel s’expriment des sons, des bruits, peut-être des souffles. Et là, dans cette librairie qui pourrait être la petite sœur de la Bibliothèque de Babel de Borges, on se dit que les animaux forcément sont cachés entre les livres, à moins que ce ne soient les livres eux-mêmes qui murmurent.

Topos, ici II – car il y a eu une première version – qui veut dire, « lieu » en grec, mais aussi un ensemble de rhétorique ou d’arguments est cette œuvre électronique, commande du GMEM en co-production avec l’Ircam et la Fondation Camargo de Cassis. Jean-Luc Hervé nous dit que la pièce est librement inspirée du livre de l’anthropologue Philippe Descola Par-delà nature et culture. Parce que les musiciens se glissent et dialoguent avec le fameux DAC, ou encore les animaux, ou encore les esprits, les âmes. Comme s’ils s’apprivoisaient peu à peu, comme s’ils se répondaient, comme s’ils se comprenaient.

Le nom des mouvements : Nature, Objets animés, Les êtres du rêve, Analogies. Topos II a été donnée quelques fois à Valence et aussi, en mai dernier, dans le cadre du festival Dutilleux-au fil de l’onde dans une cave, dans le noir. Mais voilà, ce soir, nous sommes dans la lumière. Alors fermons-les yeux.
On ne sait pas très bien où on est, à Paris, dans le monde, sur une planète, dans l’arché de Noé, en Grèce, en Colombie. On entend des gongs, des cloches, des vifs d’or, on est ravis des oreilles… On voyage, peut-être dans ces temples où les esprits sourient et où on les écoute parler, murmurer chanter, nous dire, inventez un autre monde, soyez heureux. En sortant, on écoute tout, différemment.

Pratique :
Topos II, concert/installation
pour 8 musiciens et dispositif électroacoustique craintif du compositeur Jean-Luc Hervé, Topos fut créé à Marseille (GMEM, festival Propagations) et à Valence (Le Lux-Scène Nationale) en 2022. Inspiré dans son écriture par le vivant – ici le monde animal – le compositeur a également écrit pour l’ensemble Itinéraire, Germination (2013). Ces deux œuvres font partie d’un CD monographique à paraître en 2024 chez Kairos.
Topos II a été donné au Festival Dutilleux (mai 2025) et à Paris à la librairie 7L (Juin 2025).