EXPO SAGESSES

Prague à la cour de Rodolphe II et sous le Pont de Pierre

Joris Hoefnagel, le Printemps, de la série des Quatre Saisons et quatre âges de l’homme, 1589, Musée du Louvre, département des Arts Graphiques.

C’est un cadeau inattendu du Printemps qui se pose au Musée du Louvre pour quelques mois. Comme un voyage que l’on espèrerait depuis longtemps, sans penser qu’il soit possible un jour de l’entreprendre : marcher dans Prague dans les temps éclairés de l’empereur Rodolphe II et, à sa suite, s’initier aux mystères de la nature et de l’alchimie qu’il cultivaient, dit-on dans son palais. Une exploration vertigineuse à entreprendre en (re)lisant la Nuit sous le Pont de Pierre du grand Leo Perutz.

Il y a des livres qui vous entraînent très loin, dans l’espace et dans le temps. Des livres qui relèvent d’une alchimie étrange. Une fois qu’on en a ouvert la première page, ils ne vous quittent plus, bien longtemps après que vous avez refermé la dernière, et même, alors que l’ouvrage est loin de vous, vous voyagez encore dans les pas des personnages que vous y avez rencontrés. Tel est la Nuit sous le pont de Pierre, roman des amours irréelles de la belle Esther, épouse de Mordechai Meisl, roman d’une ville disparue et du peuple qui l’entoure où Leo Perutz met en scène la Prague du XVIIe siècle, avec « une maestria digne des kaballistes ». L’écrivain autrichien y est né le 2 novembre 1882, jour des morts, et l’a quittée pour étudier les mathématiques, la littérature et le bridge à Vienne. Ce citoyen du monde a toujours nourri ses racines judéo-espagnoles et écrit onze romans et trois recueils de nouvelles, pour la plupart des chefs-d’oeuvres, au point que ses pairs, de Jorge Luis Borges à Italo Calvino, en passant par Roger Caillois et Alfred Hitchcock, le reconnaissent comme le grand maître du roman fantastique. Leo Perutz a quitté les allées du vivant à Bad Ischl, près de Salzbourg, le 25 août 1957.

Pourtant, il est difficile de ne pas penser que son ombre, et son âme, ne se trouvent pas quelque part dans les salles Richelieu du Musée du Louvre entre les gravures figurant le profil l’empereur Rodolphe II, dans les paysages où la nature prend toute sa place, dans les recherches des alchimistes ou dans les miniatures d’une finesse exquise qui révèlent à quel point Prague en ce début de XVIIe siècle, nourrie par les échanges intellectuels de tous les peuples et religions, était devenue le creuset des connaissances nouvelles dans laquelle l’Europe et le monde allaient forger leurs lendemains.

Giovanni Castrucci, vue de Prague

L’empereur Rodolphe II (1552-1612), qui est aussi l’un des héros désespérés du roman de Leo Perutz avait fait de sa cour un laboratoire d’innovations artistiques et scientifiques. Sa célèbre Kunstkammer, ou cabinet de curiosités, mêlait sans distinction art, nature et science, et accueillait notamment l’astronome et astrologue Johannes Kepler qui révolutionna l’astronomie et suggérait dans son traité de 1619, Harmonies Mundi (L’Harmonie du Monde ) que les planètes du système solaire produisaient des sons lorsqu’elles tournaient autour du soleil. Leo Perutz le décrit ainsi dans la Nuit sous le pont de Pierre : « Johannes Kepler, le grand mathématicien et astronome, dont l’esprit embrasa le monde sensible, habitait vers 1606, une maison en ruine de la Vieille Ville de Prague où il vivait seul dans l’indigence et la misère la plus grande. De sa fenêtre, seuls s’offraient à sa vue l’atelier d’un forgeron, une auberge où des soldats pris de boisson faisaient leur tapage et une palissade qui cachait une mare où coassaient des grenouilles » et c’est ainsi que, si nous lisons le livre, nous partons avec lui dans la quête de « l’Etoile de Wallenstein »…

Paulus van Vianen, Paysage au pont, argent, Amsterdam Rijksmuseum, CCO Rijksmuseum DR musée du Louvre

Quelle incroyable fortune cela devait être que de paraître à cette cour où l’on pouvait échanger aussi avec l’astronome Tycho Brahe, avec le minéralogiste Anselm de Boodt et où tous, étaient encouragés dans leurs découvertes par le climat de tolérance religieuse et intellectuelle qui y régnait. « Toute forme de savoir et d’enquête était alors vue comme propice à la découverte de la vérité », relèvent les commissaires de l’exposition (*). Mesurer la terre et le ciel devint ainsi un enjeu important au XVIe siècle et l’essor spectaculaire de la cartographie, rendu possible grâce à la précision des relevés topographiques de plus en plus précis, permit de rêver un monde nouveau. On recherchait alors la magie naturelle des choses, l’interaction entre les planètes et la vie terrestre étudiée dans l’astrologie, science du calcul, alors indissociable de l’astronomie.

« Occupe-toi des mystères de la sagesse et de la connaissance »

Dans Conversation des Chiens, troisième récit de la Nuit sous le pont de pierre, alors que le juif Berl Landfahrer attend les bourreaux qui doivent le pendre en compagnie de deux chiens, Leo Perutz rappelait qu’il est écrit : « Occupe-toi des mystères de la sagesse et de la connaissance, et tu surmonteras la peur du lendemain qui est en toi ».


Dans le même temps, Rodolphe II accompagnait l’essor de l’histoire naturelle qui le passionnait. Les premiers spécimens des Amériques encore inconnus en Europe arrivaient depuis 1550 et les naturalistes entreprirent de dresser l’inventaire du monde vivant. Précurseur des souverains d’Europe, l’empereur fit aménager au sein du château de Prague un jardin botanique, des volières, des bassins et des enclos, où les plantes et les animaux pouvaient être étudiés sur le vif par les naturalistes et les artistes. Les collections impériales accueillirent aussi un vaste ensemble de naturalia (fossiles, squelettes, coquillages…) ainsi que l’une des plus belles collections d’aquarelles botaniques et zoologiques jamais rassemblées.

Cet esprit de curiosité et d’ouverture au monde accompagnait aussi les esprits vers la fantaisie et l’imagination où naissent les lumières de la vérité. En art, les Allégories permettent d’aborder ce thème ainsi que l’expliquent encore les commissaires :  » Vers 1600, l’idée prévaut chez les savants que la nature parle dans un langage secret qu’il convient de déchiffrer pour révéler l’ordre du monde voulu par son Créateur. Ce mode de pensée trouve son équivalent artistique dans les allégories, qui renvoient à une idée cachée au-delà du visible. Les peintures d’Arcimboldo et de Hoefnagel allient ainsi l’imitation de la nature à une méditation philosophique et morale sur l’existence humaine. Leurs œuvres expriment l’idée alors communément admise qu’il existe de profondes correspondances entre les différents règnes, humain, animal, végétal et minéral. Les passages de l’un à l’autre sont fréquents dans les Métamorphoses du poète latin Ovide, qui connaissent un grand succès dans les arts à la cour de Prague. »

Orphée charmant les animaux, Roelandt Savery (1625), Národní galerie Praha © National Gallery Prague

La magie naturelle, cette discipline qui se donne pour objet d’examiner les phénomènes mystérieux de la nature, autorise bien des licences. Toute monstruosité, toute anomalie remet en question les opinions établies et doit être étudiée pour en comprendre les causes cachées (ou occultes). La magie naturelle s’intéresse aussi bien à l’optique, et au magnétisme qu’aux propriétés des pierres ou aux similitudes entre les choses vivantes. Ces similitudes sont dites « signatures » : elles forment une sorte de texte écrit par la Nature à travers toutes ses manifestations, que l’on peut déchiffrer. C’est ainsi qu’Arcimboldo peut représenter l’empereur lui-même sous une autre forme…


« L’observation attentive de la nature, encouragée à la cour de Rodolphe II, est un puissant ferment de
renouveau pour la création artistique. Les artistes font l’expérience d’une nature impermanente et
capricieuse, dont les manifestations échappent au système parfait et cohérent décrit par les ouvrages
antiques et humanistes. Ils s’efforcent de traduire la vitalité organique en saisissant ce qui caractérise les formes du vivant : l’instabilité et l’irrégularité, inhérentes aux processus de génération et de croissance », relèvent encore les commissaires de l’exposition qui ont aussi fait le choix de présenter quelques splendeurs des arts décoratifs issus des ateliers des Miseroni et des Castrucci. Rodolphe II avait voulu faire venir un lapidaire pour établir un atelier de pierres dures à Prague. L’atelier des
Miseroni, le plus important à Milan à cette date, envoya en 1588 l’un de ses cadets. Porté par les énergies bouillonnantes de la ville, Ottavio conçut bientôt son propre style où il incorpore avec poésie les pierres au domaine du vivant.

coupe en forme de coquillage, cristal de roche, Giovanni Ambrogio Mieseoni

L’histoire a retenu de Rodophe II, sa folie et ses infortunes politiques, l’exposition du Louvre rappelle qu’il fut l’un des plus grands mécènes de tous les temps, Leo Perutz, le décrit comme un poète, un rosier amoureux éperdu d’un romarin, l’âme de la belle Esther, qui se souvient : « Lorsque j’étais un petit garçon, je rêvais moi aussi des champs et de la forêt, de la chasse, de chiens, d’oiseaux et d’animaux de toutes sortes, et quand je m’éveillais, j’étais plein d’entrain et de joie. Ensuite, plus tard, vinrent les rêves oppressants, les rêves qui m’effrayaient, et je souhaitais souvent, la nuit, que le jour se levât. Et pourtant la nuit est plus belle que le jour. »

coupe ovale sur pied en jaspe fleuri, Ottavio Miseroni

Pratique :
L’expérience de la Nature, les arts à Prague à la cour de Rodolphe II

du 19 mars au 30 juin, aile Richelieu, galerie Richelieu

Organisée en partenariat avec la Národni Galerie de Prague, cette exposition rassemble cent œuvres (objets d’art, sculptures, peintures, arts graphiques, instruments scientifiques, manuscrits, imprimés…)
majoritairement exécutées à Prague et commandées ou achetées par Rodolphe II pour sa Kunstkammer.
Dispersées au fil des ans, elles sont ici réunies et proviennent essentiellement des collections pragoises et du musée du Louvre, mais aussi du Kunsthistorisches Museum à Vienne, du Rijksmuseum à Amsterdam, du Kupferstichkabinett de Berlin et de la bibliothèque de l’Observatoire.

(*) Les commissaires de cette merveilleuse exposition sont lena Volrábová, directrice de la collection d’estampes et de dessins, Národní Galerie de Prague, Xavier Salmon, directeur du département des Arts graphiques, musée du Louvre, Philippe Malgouyres, conservateur général, département des Objets d’art et Olivia Savatier Sjöholm, conservatrice en chef, département des Arts graphiques, musée du Louvre .

La Nuit sous le pont de Pierre, Leo Pérutz

Nachts unter der steinernen brücke (1953, version allemande), version française, traduction Jean-Claude Capèle, Fayard, 1987

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *