Avec le chœur Vittoria d’Ile de France, Zoé Hoybel au piano, Aude Giuliano à l’accordéon, Michel Piquemal fait surgir des limbes le grand Stabat Mater de Clémence de Grandval. Après Royaumont et Saint-Etienne-du-Mont, c’est la renaissance de cette œuvre bouleversante et la redécouverte de cette compositrice célébrée de son vivant et tombée dans l’oubli depuis plus d’un siècle.
Les fées semblaient s’être réunies autour du berceau de Clémence de Reiset. Née le 21 janvier 1828, au château de la Cour du Bois à Saint-Rémy-des-Monts, dans la Sarthe, la fille du baron mélomane Léonard de Reiset, a connu une éducation raffinée auprès de de sa mère et écrivaine Louise Adèle du Temple de Mézière. Dès l’enfance, elle apprenait l’harmonie avec le compositeur allemand Friedrich von Flotow, le chant avec la cantatrice Laure Cinti-Damoreau et le piano avec Frédéric Chopin. En 1851, elle se marie avec Amable Enlart de Grandval et met au monde deux filles, Adélaïde-Marie-Thérèse en 1852 et Isabelle-Antoinette-Jeanne, née en 1854 à Saint-Rémy-des-Monts. La cadette décède à Paris le 3 mai 1856. La Vicomtesse de Grandval reprend alors ses études de composition avec Camille Saint-Saëns. C’est peut-être l’absence de cette enfant qui crée en elle le besoin de passer de la composition de musique de chambre discrète au répertoire sacré et symphonique. Sa production est abondante : plus de cent vingt œuvres, dont sept lyriques qui sont données au Théâtre Italien, à l’Opéra-Comique, au Grand théâtre de Bordeaux, à Anvers, à Marseille. Elle reçoit aussi le prix Chartier pour son œuvre chambriste et le prix Rossini, pour sa scène religieuse, la Fille de Jaïre, tous deux décernés par l’Académie des Beaux-Arts. Sa bonne fortune lui permet de s’entourer des meilleurs librettistes (Michel Carré, Louis Meilhac, Louis Gallet) et d’être souvent représentée à la société nationale de Musique. Mais cette fortune a aussi son revers. Femme et fortunée, auprès de ses pairs, elle passe toujours pour une « amateure » et, à sa mort, le 11 février 1907, la plupart de ses œuvres disparaissent, hormis son Concerto pour hautbois, souvent donné en morceau de concours.
De son vivant, le Stabat Mater de Clémence de Grandval avait été créé le 23 février 1870, dans son salon parisien, en présence du « tout Paris artistique », dont Georges Bizet, Léo Delibes, Charles Gounod, Ambroise Thomas, dans une version où Vincent d’Indy tenait la partie d’harmonium, et la compositrice, le piano. La version orchestrale connut une belle carrière de Saint-Eustache, au Conservatoire de Paris sous la direction de Camille Saint-Saëns, et jusqu’en Autriche, à Vienne, le 10 février 1908, soit pour le premier anniversaire de la mort de Clémence. Et puis, ce fut l’oubli.
Voici donc cette œuvre, et cette femme, que Michel Piquemal s’emploie à ramener au rang qu’elles méritent. Depuis toujours, le chef de chœur et d’orchestre fondateur de l’ensemble Michel Piquemal et du chœur Vittoria d’Ile de France est le zélé serviteur de la musique française. Sa quête passionnée de perles égarées nous a remis sur la trace de tant de trésors. Il plie son grand chœur aux subtilités linguistiques des psaumes de Joseph-Guy Ropartz, de ceux de Gabriel Fauré, de Jean Cras, le marin musicien, du Requiem de Charles de Gounod, ceux de Maurice Duruflé, de Martial Caillebotte, Louis Vierne, et sait aussi le libérer dans les œuvres fleuves comme le Requiem allemand de Johannes Brahms ou la petite messe solennelle de Gioachino Rossini.
Un marchand de musique l’a magiquement mis sur la piste de cette partition. La ressusciter fut un chemin de croix, commencé en 2020. Le confinement lié à la pandémie est passé par là avec ses suspensions de répétition, les fermetures de studio. Les chefs, les choristes, les solistes ont eu le temps d’apprendre par cœur leur partition. Après une première présentation en juin 2023 au festival « Un temps pour elles » à l’Abbaye de Royaumont, le samedi 5 octobre 2024, au sommet de la montagne Sainte-Geneviève à Paris, l’écrin flamboyant de l’église Saint-Etienne-du-Mont accueillait enfin, le Stabat Mater de Clémence de Grandval.
Michel Piquemal a construit son programme en offrant en prélude quatre bijoux vocaux de Gabriel Fauré, tous à peu près contemporains du Stabat Mater, comme un résumé de la vie, de la jeunesse fervente jusqu’au deuil. Pour le très célèbre Cantique de Jean Racine, op 11, c’est un Fauré de 19 ans qui prend la plume en 1865. Madrigal, op 35, joli poème d’Armand Silvestre, a été composé en 1883 pour le mariage d’André Messager, tandis que les Djinns (1875) volent sur les vers fiévreux de Victor Hugo. Quant au psaume Super Flumina Babylonis, -« sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions », cette élégie funèbre sur Jérusalem est l’un des textes les plus poignants de l’Ancien Testament, particulièrement connue pour ce vers : « si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se déssèche ». C’est aussi une forme de clin d’oeil à ce psaume dont Michel a fait connaître dès mai 1995 la magistrale orchestration de Joseph-Guy Ropartz. Gabriel Fauré l’a mis en musique en 1863, à l’âge de 18 ans, pour le concours de l’école Niedermeyer. Et, incontestablement, il est de la veine de l’œuvre que les très nombreux spectateurs de l’église Saint-Etienne-du-Mont, déjà saisis par la beauté de ces pages, espéraient.
On ne s’engage jamais impunément dans un Stabat Mater, l’hymne religieuse dédiée à la souffrance de la Vierge lors de la crucifixion de son fils, Jésus-Christ. Des centaines de compositeurs se sont frottés à ce texte écrit, peut-être, par le poète franciscain italien Jacopone da Todi (1230-1306) après le décès de sa jeune épouse. Tant de douleur et de compassion s’y expriment. Michel Piquemal le sait bien, lui qui a si souvent déployé avec ses troupes, les Requiem allemand, de Mozart, de Gounod, et aussi le Stabat Mater de Poulenc. Cette fois, il s’agit d’un Stabat Mater composé par une femme. Clémence de Grandval l’a imaginé en dix parties qui déroulent toute la palette des émotions où les plaintes murmurées et partagées de l’ineffable Eia Mater pour ténor contrastent avec les grands chœurs fondus dans le quatuor de solistes virtuoses du Inflammatus final.
Michel Piquemal cisèle cette œuvre fleuve comme un joyau avec une distribution magnifique : Anne Callon (soprano), Gaëlle Mallada, (mezzo-soprano,) Jiwon Song (baryton), Bastien Rimondi (ténor angélique qui n’a pas fini de nous émouvoir). Le piano de Zoé Hoybel et l’accordéon Aude Giuliano – dans la partie d’harmonium – emplissent l’espace avant autant d’intensité qu’un grand orchestre. L’accordéon d’Aude Giuliano apporte une touche toute spéciale, rappelant les adaptations de la Petite Messe Solennelle de Gioachino Rossini ou la Misatango de l’argentin Martin Palmeri. Parfois velouté, parfois nasillard, comme la flûte ou le hautbois dans les cantates de Jean-Sébastien Bach, le son de accordéon se coule avec tendresse aux côtés des solistes, exalte leur colère ou leur affliction. Le piano de Zoé Hoybel se fait ruisseau, torrent, tempête pour accompagner le chœur, lui aussi en osmose avec les solistes, et qui joue sur tous les registres, de l’immensité de la colère à l’infime espérance. Après Saint-Etienne-du-Mont, le chœur Vittoria donne le Stabat Mater de Clémence de Grandval, le 11 octobre en l’église de Saint-Germain en Laye. Il faut tout faire pour aller entendre et continuer de faire vivre cette oeuvre, témoin du foisonnement intense de la musique française sacrée du XIXe siècle et de l’excellence des grands ensembles choraux.