
En ouverture de sa saison 2024-2025, l’Opéra de Paris rend hommage à Madame Butterfly, le plus poignant des opéras de Giacomo Puccini, et peut-être de tous les opéras tout court. Eleonora Buratto et Aude Extremo incarnent Cio-Cio-San et Suzuki, les héroïnes qui emportent le récit, portées par la mise en scène incandescente de Bob Wilson et la direction d’orchestre à fleur de peau de Speranza Scapucci.

Comme Figaro dans les Noces de Mozart et comme tout futur jeune marié, le lieutenant de la marine américaine F.B. Pinkerton inspecte sa maison sur les hauteurs de Nagasaki. Il ne contemple pas les cerisiers en fleur, la vue merveilleuse sur le port, au loin sur les îles, le bleu incomparable de la mer. Au consul qui le rejoint, essoufflé, il la résume ainsi, « c’est une maisonnette qui obéit au doigt et à l’œil », avant de préciser le contrat et, surtout, sa clause de résiliation, chaque mois. C’est un Américain et il résume ainsi son credo : « partout dans le monde, le Yankee vagabond s’amuse et se débrouille ». Il veut sa mariée, achetée pour cent yen, « ce petit papillon avec sa grâce silencieuse » qui éveille en lui une « envie furieuse ». Il n’a que faire des conseils de Sharpless, le consul, touché par le « mystère de sa voix… divinement douce (qui) ne devrait jamais rendre l’accent de la douleur. » Il s’agace aussi des premiers mots de Suzuki, la servante dévouée, que l’on appelle aussi « Mademoiselle Nuage léger » qui commente poétiquement son sourire. Elle est la première présente féminine sur l’immense scène de l’Opéra Bastille que le metteur en scène Robert Wilson a voulu toute nue, traversée par une seule passerelle. On pourrait dire que les interprètes masculins sont bons dans leur incarnation des difficiles personnages de Sharpless (Christopher Maltman), Goro (Carlo Bossi), Pinkerton (Stefan Pop) que les membres de l’Académie et des Chœurs de l’Opéra National de Paris donnent tous le meilleur d’eux-même, mais le vrai sujet, selon moi, de Butterfly, c’est le duo des femmes, Cio-Cio-San-Susuki face à un monde qui veut les éteindre.

Suzuki sera là, toujours ou presque, aux côtés de Cio-Cio-San, que les Occidentaux appellent Butterfly. On ne connaît pas vraiment son âge, pourrait-elle être sa mère ou sa grande sœur ? Giacomo Puccini leur a conféré la même tessiture, mais elle descend plus souvent dans les graves, confidente raisonnable et aimante. On ne l’entend plus beaucoup dans la suite du premier acte porté par l’engagement amoureux aveugle de la petite Geisha. Devant les hommes, elle confesse son âge, un peu plus de dix, un peu moins de vingt, quinze ans tout juste « l’âge des jeux… et des bonbons ». Devant son promis, dont elle baise les mains, elle dévoile ses maigres trésors, dont les Ottoke, les poupées qui représentent les âmes de ses ancêtres et le poignard avec lequel son père s’est suicidé sur ordre de l’empereur. Mais cela, la famille, les souvenirs, l’âme de sa promise, B F Pinkerton n’en a cure, ce qu’il veut, c’est consommer ce « jouet qui est sa femme » et Puccini leur offre un grand, un magnifique duo, une douce nuit pour un « tout petit amour » pendant que Suzuki en coulisse prie les ancêtres. L’acte de l’amour, le premier, est bien court, 50 minutes, seulement. Les actes du reniement et de la mort, le deuxième et le troisième s’étirent sur près d’une heure trente, pendant lesquels le public de l’Opéra Bastille peut s’apprêter à entrer en apnée. Car tout devient brûlant, intense, âpre, poignant dans cet espace toujours paré par les bleus incandescentes, les blancs, les rouges, les ors… Cio-Cio-San ne porte plus le obi évanescent de l’épousée, mais un kimono noir tandis que Suzuki, elle, a conservé le blanc de la sérénité. Les saisons qui passent et ne reviennent pas n’ont pas émoussé la foi de Butterfly. Puccini lui offre l’un des plus beaux airs du répertoire féminin, Un bel di vedremo, l’air de l’attente, l’air de l’espoir, l’air de la confiance inaltérable. En réalité, on aimerait presque que l’opéra s’arrête là, quand tout est encore possible, quand Butterfly espère encore, mais non, c’est impossible et l’on doit avancer.

Eleonora Buratto s’y consacre toute entière avec la sincérité d’une femme aimante. La belle Mantouanne affirme ainsi à nouveau son talent de tragédienne dans ce rôle qu’elle définissait pendant ses prises de rôle New-York et à Rome : « Madame Butterfly est une héroïne dont la fierté et la noblesse face à la défaite sont sans limites. En tant qu’artiste et femme, c’est une fantastique opportunité de donner à la « bimba dagli occhi pieni di malia » qui languit pour « un bene piccolino », cette grande fierté primordiale et déchirante qui la conduira au suicide. » Aujourd’hui à Bastille, où elle fait ses débuts dans la production trentenaire de Bob Wilson, elle approfondit encore sa relation avec Cio-Cio-San. Elle qui connaît le rôle de l’intérieur, a étudié de près la mise en scène de Bob Wilson, et précise : « J’entends tout donner en termes de sensibilité artistique, au-delà du rôle vocal exigeant, prêt à célébrer le centenaire de Puccini avec ce Papillon, dans « son » Paris bien-aimé, qui est entré dans le cœur des amateurs d’opéra du monde entier, tout comme il nous l’a fait voir et aimer avec La Bohème. Le metteur en scène américain réclame un Cio-Cio-San déchirant mais plein de dignité. Si Puccini, avec sa musique, a créé en Butterfly une femme à la personnalité unique dans l’histoire de l’opéra, Wilson a ajouté à la musique sublime un récit qui permet au public d’entrer plus profondément dans l’âme de cette femme humiliée et trompée. Il soustrait plutôt qu’il ajoute, grâce aux costumes de Frida Parmeggiani, aux chorégraphies inspirées du Butoh japonais et à une utilisation savante de l’éclairage. Un autre bonheur est que je chante enfin sous la direction de Speranza Scappucci, une musicienne que je connais depuis de nombreuses années et que j’estime beaucoup. »
Et c’est vrai, la cheffe d’orchestre romaine mène du bout des doigts et de toute son âme l’orchestre de Bastille qui l’apprécie tout particulièrement. Les cordes et le violon du soliste Frédéric Laroque deviennent le supplément d’âme qui tour à tour exultent ou s’éteignent avec les souffles des héros. Elle sait les pousser dans des crescendo absolus lors de la colère du bonze, au temps de de l’espoir, créer des abîmes de détresse ou un silence de tombeau aux derniers mots de la jeune femme papillon.
Il faut aussi parler de Suzuki, ce personnage que l’on remarque si peu de prime abord et qui tient pourtant un rôle essentiel dans la pièce. C’est la suivante, celle dont le verbiage agace Pinkerton. C’est la gardienne des dieux et des ancêtres, celle qui connaît Butterfly, comme et mieux qu’une mère. Elle n’a pas, à proprement parler de grand air – en donnerait-on à une servante ? – mais elle se tient tout le temps près de jeune maîtresse, l’avertit, la sermonne, l’accompagne dans son espoir insensé du retour. C’est elle aussi à qui Sharpless et Pinkerton confient l’insoutenable tâche d’annoncer à Cio-Cio-San qu’elle n’a plus de mari et qu’elle doit encore lui donner la chair de sa chair, son enfant. C’est elle qui tente de rester près d’elle quand la jeune mère consent à l’ultime sacrifice au-delà duquel il n’y a plus rien. Avec son interprétation sensible et toute son amplitude vocale qui sait plonger dans les tréfonds, Aude Extremo donne à Suzuki la présence qui lui revient. Toutes les deux, sans trembler, elles vont au bout de leur destin. On pleure, bien sûr, on aime, on brûle, on vit, on respire, on s’éteint, comme ces deux guerrières, avec passion et en silence.



