
Partie de bateau, vers 1877-1878
Musée d’Orsay
Achat grâce au mécénat exclusif de LVMH, Grand Mécène de l’établissement, 2022
© Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Sophie Crépy
Que sait-on de Gustave Caillebotte ? On le découvre à peine. Héritier, rentier, mécène, amateur, peintre, artiste, homme discret et mystérieux, mort à 45 ans seulement d’une congestion cérébrale après avoir soutenu passionnément ses amis impressionnistes grâce à la fortune familiale et peint fébrilement 475 œuvres. Et l’exposition « Caillebotte, peindre les hommes » que le Musée d’Orsay présente jusqu’au 19 janvier 2025 cultive habilement le mystère… Cet hiver, à Paris, c’est l’une des expositions à ne pas rater.



Allez, disons-le clairement, c’est le fil malicieux qui tend toute la thématique et accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition consacrée à Gustave Caillebotte par le Musée d’Orsay : « plus que les autres peintres du groupe impressionniste, Gustave Caillebotte (1848-1894) a toujours montré une forte prédilection pour les figures masculines… ». Tous les très intéressants commentaires des 65 peintures relèvent du même registre : intimité, sensualité et le parfait résumé « virilité bourgeoise et masculinité assumée ». Et c’est vrai, quand on pénètre dans l’exposition , les intitulés des espaces influencent ouvertement la promenade : « Caillebotte et l’armée » ; « Gustave et ses frères », « Caillebotte et le costume masculin » ; « Hommes au balcon » ; « Portraits de célibataires » ; « Caillebotte et les sportsmen » : « Les plaisirs d’un amateur ». Tel est donc le parti pris des commissaires, exposer tous ces hommes qui ont fait partie de la vie de Gustave Caillebotte.

Pourtant, le premier, son père, figure immense est absente – sans portrait, ni photo de lui dans l’exposition. Martial Caillebotte (1899-1974) était déjà deux fois veuf et avait 49 ans à sa naissance, le 19 août 1948. La famille, originaire de la Manche, faisait commerce de drap et le père, établi à Paris depuis 1830, s’était enrichi avec son enseigne, « le Lit Militaire » et avait fait fortune en devenant le principal fournisseur de couvertures pour l’armée française, activité particulièrement lucrative pendant la guerre franco-prussienne de 1871 qui engagea 1,6 millions de soldats et causa la mort de 150.000 d’entre eux, côté français, dont un certain Frédéric Bazille, le meilleur ami de Claude Monet.
La mère de Gustave, Céleste Daufresne était de vingt ans la cadette de son époux, fille d’un avocat de Lisieux et petite fille de notaire. La vie s’écoule entre le boulevard Haussmann à Paris et la belle propriété d’Yerres dans les Yvelines. La mort du père, le 25 décembre 1874, laisse à ses héritiers une belle fortune, composée d’immeubles de rapport, de fermes, et titres de rente sur l’Etat. Ce qui assure à chacun un riche train de vie, sans se soucier de travailler. Son demi-frère, l’abbé Alfred Caillebotte (1834-1896) est ainsi « le curé plus riche de Paris » où il construit de nombreuses églises. Martial, le jeune frère, peut se consacrer à ses passions pour la composition musicale et la photographie, Gustave à la peinture et à l’horticulture. Pourtant, la fantaisie n’était sans doute pas le quotidien de la famille. Un tableau l’exprime d’ailleurs sans détour dans la partie de l’exposition intitulée « Gustave et ses frères ».

Le Déjeuner se présente comme une grande vanité moderne. Dans une abondance de mobilier, d’où se détache un tapis rouge sang et un verre de vin clairet, la table noire est chargée de cristaux menaçants et la place de l’artiste est figurée par une assiette vide et une lame sagement posée sur le porte-couteau. Sa mère, Céleste est servie par le majordome Jean Daurelle, tandis que son frère René, de profil, découpe consciencieusement sa viande. Le tableau a été peint en 1876, la même année que le portrait de René, de dos, debout face à la fenêtre de leur hôtel particulier 77 rue de Mirosmenil. On ne connaîtra jamais le visage du jeune homme, de face, puisqu’il meurt brutalement quelques mois plus tard.


Pourtant, un an avant, en 1875, Gustave avait déjà peint l’un de ses chefs-d’œuvre, les Raboteurs, un autre trio où trois hommes torse-nu s’activaient sur le parquet d’une pièce bourgeoise. La toile avait été refusée par le jury au Salon de 1875, car trop grande pour un « sujet aussi vulgaire ». Pourtant, il reprenait ce thème des travailleurs en urbain, deux ans plus tard, avec ses Peintres en bâtiment, disposition originale où il s’associe au travail des ouvriers contemplant le résultat de leurs barbouillages.


Le bonheur, s’il existe pour lui, la lumière, la chaleur, le mouvement, c’est donc hors de la maison que Gustave Caillebotte les trouve, ou qu’il les peint. Sur le pont de l’Europe, à deux pas de chez lui, où l’on retrouve l’un des peintres en bâtiment accoudé à la rambarde, cependant qu’un couple bourgeois avance vers lui. Mais aussi où un chien passe, pépère, entre les humains.

La composition géométrique de la charpente métallique est remarquable et caractéristique de l’envol architectural du Paris haussmannien, mais le brave toutou en dit aussi beaucoup sur le tempérament de l’artiste. Les photos le représentent souvent avec ses compagnons à quatre pattes, Bergère, sur la place du Carrousel, en 1892, et aussi un petit chien noir ébouriffé qui l’accompagne à Genevilliers.



Après, en effet, il y a beaucoup d’hommes dans les tableaux de Gustave Caillebotte et on comprend bien le plaisir que l’artiste à les croquer ainsi dans leurs activités quotidiennes ou ludiques, au jeu, au canoé, à la nage, nu au sortir de leur bain. Il aime musclés, trapus, comme le père Magloire sur son chemin normand, dessine leurs muscles tendus dans les activités physiques avec, toujours, des postures un peu narquoises : buste courbé, pattes écartées, pognes serrées.

« Il a des amis qu’il aime et dont il est aimé : il les assoit sur des canapés étranges, dans des poses fantastiques », écrit le crique Bertall qui évoque sans doute le portrait de M.R. En effet, ils sont nombreux, surtout dans la salle consacrée aux portraits de célibataires mais aussi dans les parties de canotage où, à la différence des guinguettes à la Renoir, les jupes froufroutantes et les dentelles mousseuses sont absences, faute de présence féminine affirmée. Pourtant, des femmes, il y a en au moins trois que l’on retrouve, fréquemment, d’abord madame Céleste Caillebotte, noire, austère, rigide ; puis, dans la famille toujours, la jeune Zoé, petite cousine de dix ans ; et encore Charlotte Berthier à qui il lèguera tout de même sa maison. En 1883, Renoir a fait son portrait, très rose et paisible où l’on découvre des mèches brunes et un beau regard bleu très doux. Il ne l’épouse pas, car on ne l’accepte pas dans la famille Caillebotte, peut-être à cause de son passé, ou de son vrai nom -Hagen, cela sonne un peu allemand, non ?

Par Caillebotte, on sait quelques choses sur elle, sa silhouette proche de lui, peut-être, déjà, dans Le Pont de l’Europe en 1876, dans le jardin, sur un chemin montant à Trouville, sa présence rassurante, en train de lire, et son petit chien noir que l’on retrouve dans les bras du peintre, et ce nu impressionnant, corps féminin alangui et offert, bottines et chemises abandonnées près d’un immense sofa fleuri. Il émane de tout cela une intense sensualité, au moins aussi puissante que celle des corps masculins.
Alors, faut-il vraiment chercher la différence ? Observateur sensible du monde qu’il entoure, Gustave Caillebotte réunit dans le même amour égalitaire et présente avec la même application les ouvriers et les bourgeois, les manuels et les intellectuels, les sportifs et les oisifs, les hommes et les femmes. De même, tout au long de sa vie, il se passionne pour les fleurs, les plantes et son jardin, comme son ami Claude Monet, dont on ne voit pas de portrait.


Ces deux-là, pourtant, s’aiment grandement, et depuis longtemps. En 1882, ils ont partagé leur atelier. Il se retrouve sur la côte normande, s’envoient des paniers de prunes par le chemin d’Argenteuil et s’écrivent souvent, comme cette dernière lettre de Caillebotte à Monet depuis le Petit-Genevilliers, le 11 février 1894, dix jours avant sa mort :

«Nous essaierions de nous remonter réciproquement le moral, et, quoi que vous en disiez, mon bon Monet, j’en ai bien plus besoin que vous, parce que vous c’est vous, et que moi c’est personne, parce que vous au moins, vous avez la consolation d’un beau jardin, et que moi… Ah! il se passe dans le mien des choses véritablement extraordinaires. Dieu sait si les plantes étaient mesquines. Et bien, au lieu de pousser, les voilà qu’elles rapetissent… Peut-être qu’elles poussent par en bas, et que je vais avoir un jardin souterrain…»
Tel est Gustave Caillebotte, un homme secret, chargé d’un riche et lourd fardeau familial, et unissant dans le même simple amour, fidèle et égal, les femmes, les hommes, les plantes et les chiens.

Exposition « Caillebotte, peindre les hommes » au musée d’Orsay, à Paris, du 8 octobre 2024 au 19 janvier 2025. Tous les jours, sauf le lundi et le 25 décembre.