Les Ebène sont à la musique de chambre ce que les Beatles sont au rock’roll. Une identité unique, signature de ce quatuor à cordes qui sait extraire de chaque partition un absolu sonore. Ecouter Pierre Colombet, Gabriel Le Magadure, Marie Chilemme et Raphaël Merlin, c’est accepter de rejeter tout compromis pour aller vers une jouvence essentielle. Pour mieux le connaître, ils ont emporté la musique tellurique de Beethoven partout sur la planète… En sont-ils revenus plus sages ?
Il y a vingt ans, quand nous passsions, Gabrielle et moi, tard le soir, dans les couloirs feutrés du Conservatoire à Rayonnement Régional de Boulogne Billancourt, nous entendions parfois des notes s’échapper à travers les cloisons épaisses ou une porte mal fermée. Les initiés murmuraient alors : « Ah, c’est encore Ebène ! » Aujourd’hui, ce nom n’en finit pas de bousculer l’univers longtemps élitiste de la musique de chambre. L’ébène, c’est ce bois dur dont on fait les violons et les violoncelles. C’est aussi le symbole des touches noires du piano, comme le chante si joliment Stevie Wonder dans Ebony and Ivory… Dix ans après leur première Victoire pour l’album Fiction, périple imaginaire au cœur des musiques de films, Pierre Colombet, Gabriel Le Magadure, Marie Chilemme et Raphaël Merlin, dans sa formation actuelle, récidivent avec Beethoven around the World, montagne et tsunami de travail autour de l’intégrale des quatuors de Beethoven.
Difficile de cerner les Ebène, d’abord parce que comme les trois Mousquetaires, ils sont beaucoup plus quatre. Pour revenir au berceau boulonnais où tout a commencé, Pierre et Gabriel inauguraient avec Mathieu Herzog à l’alto et Matthieu Fontana au violoncelle la première formation que, déjà, Raphaël se préparait à bousculer. « C’est, racontaient-ils, en 1999, que Pierre et Matthieu Herzog se découvraient une fibre commune en jouant « le château à Toto », une opérette d’Offenbach orchestrée par Alfred Herzog -alors directeur du CRR et père de Mathieu. Avec Guillaume Antonini (à qui succèdera Gabriel en 2000) et Matthieu Fontana (que Raphaël remplace en 2002), quand on ne répète pas la jeune fille et la mort ou Ravel : on se téléphone le dimanche : « tu fais quoi ? -rien… Je m’ennuie…-on répète ? – OK j’arrive… Ces premières années voient émerger un idéal d’improvisation, de liberté, d’anti-académisme qui resteront toujours le ciment du groupe, malgré d’inévitables et nécessaires oppositions internes !
2003, Ebène décroche le 2e prix ex-aequo du concours international de Bordeaux et le prix Sacem. La mécanique est en route. Les forcenés de travail ont mordu au fruit défendu. « On travaillait jusqu’à 11 heures par jour, se souvient Gabriel. On s’arrêtait pour avaler un sandwich et on continuait. Les parents de Matthieu nous obligeaient à prendre une pause et nous préparaient des pâtes. » Leur premier album, premier grand succès international est, déjà, un manifeste : Ravel Fauré Debussy. Il faut oser affirmer la grandeur de la musique française et fixer ainsi le cap. « Ravel c’est l’oeuvre de chevet, Fauré l’outsider si ingénument hédoniste, Debussy la pulsion de la couleur », annoncent-ils. « Un mois de janvier entièrement consacré à ce disque qui n’a été que du plaisir à graver. » Les premiers instants quotidiens et mémorables tout près de la Fondation Singer-Polignac, leur antre, où ils répètent, se ressourcent, et enregistrent la plupart de leurs créations.
Mais que font-ils donc sur leurs instruments ? Ils s’accordent, ils s’affutent, ils s’affinent, ils forment un son parfaitement équilibré, un son qui n’est pas celui de Pierre, celui de Gabriel, celui de Marie ou de Raphaël.
C’est le son des Ebène, une boule d’énergie qui s’étire et se déploie, une flamme vive, un feu-follet qui s’élance, se courbe, qui danse de portée en partition, la musique, la vie-même.
C’est ainsi que le Quatuor Ebene change de forme, tel le caméléon que décrit Gabriel. Pour comprendre, analyser la mécanique complexe et ultraprécise, comme une montre suisse, d’un quatuor, il faut lire « Se mettre en Quatre », l’excellent ouvrage de Sonia Zimmerauer, l’agent des meilleurs quatuors. Le titre dit bien ce que cela veut dire : apprendre à vivre ensemble ? « Oui, résume Raphaël : l’énergie doit circuler, mais le 2 contre 2 peut bloquer éternellement une situation. L’écriture est complète mais sans le moindre apport superflu : chacun est intégralement mis à contribution, mais aucun ne peut imprimer son idée entièrement. Ecole de vie, laboratoire démocratique, lieu de symbiose des névroses, troupe fraternelle et collectif professionnel non-hiérarchisé, où l’équilibre se reforme plusieurs fois par jours, les forces en présence étant elle-mêmes très volatiles, puisqu’il s’agit d’art, d’inspiration, d’intelligence, de sincérité, de sensibilité, et de passion. »
Sous leurs doigts, se déroulent Haydn, merveilleux, et classique, Bartok, virtuose concentré de pure intelligence. Lauréats du prix Belmont pour la musique contemporaine, la fondation Forberg Schneider leur prête depuis lors et jusqu’à aujourd’hui leurs merveilleux instruments, des compagnons permanents et plusieurs fois centenaires (*).
Sous leurs doigts, c’est étrange, la musique devient une urgence. Il faut cesser toutes affaires cessantes de faire autre chose. Tout se cristallise autour de cet imperceptible fil, comme si rien n’était plus essentiel que ce petit ruisseau aussi vagabond, joueur et fragile que la vie.
C’est ainsi qu’ils ont creusé la différence, dans les concours d’abord, et en même temps, dans les salles. Je me souviens d’une soirée au théâtre des Champs Elysées, l’acoustique est très sèche, rude pour les voix, mais intéressante pour une petite formation de ce type. Ils jouaient Ravel et Debussy. Il y eut cet instant suspendu où la salle toute entière tenait, en suspend, sur ce fil.
La musique dite classique, ils l’ont dans les doigts, dans les veines, depuis les heures de répétitions à Boulbi, mais pourquoi s’arrêter à cela. La musique a-t-elle des frontières ? Pour Ebène, la réponse est non, bien sûr, et il n’ont de cesse de les abolir.
2009, ils ont juste dix ans : enregistrement de l’album Fiction, ouvre le bal avec un Mirsilou de folie. Dit comme cela, cela semble facile, mais il faut arranger, adapter, plier au cadre strict du quatuor les rythmes fous du morceau de Dick Dale immortalisé au cinéma par la bande originale de Pulp Fiction. En une heure et 23 minutes, l’album revisite seize standards . L’Ebène Note ondule de John Lennon à Antonio Carlo Jobim, s’offre une somptueuse intro entre cordes et percussions sur le thème de Calling You de Bob Telson, invite Luz Casal, sourit entre deux larmes avec Smile de Charlie Chaplin et finit, en cœur, avec « Un jour mon prince viendra. » Titre du New-York Times en mars 2009 : « un quatuor à cordes classique qui peut sans peine se transformer en jazz-band »… Carnegie Hall nous voilà !
Sur la 7e avenue naîtra bientôt l’autre projet fou qui absorbera une partie de leur énergie entre 2014 et 2021. Mais patience… le chemin est long, entre temps, il y a Mozart, Fauré, Dvorak et Schubert avec l’immense Menahem Pressler, et Schubert encore avec Gautier Capuçon et Matthias Goerne. Il y a aussi des balades en Green du côté de Verlaine avec Philippe Jaroussky et Jérome Ducros, des échappées jazzy avec Michel Portal dans Eternal Stories, la création par Raphaël de l’orchestre les Forces Majeures…
Il y a un autre soir, le 11 mai 2017, dans l’écrin boisé de l’auditorium de Radio-France. Ils ont demandé au clarinettiste Michel Portal de les emmener le jazz et, pour être la hauteur de cet oiseau de paradis, ils composent chacun un titre : City Birds pour Pierre, Plus l’temps pour Gabriel, It was nice living her pour Adrien Boisseau qui tient encore pour quelques mois le poste d’Alto et le Corbillon pour Raphäel.
https://www.maisondelaradio.fr/evenement/jazz/michel-portal-et-le-quatuor-ebene
Et autant de défis jetés à eux-mêmes. Les Ebène, pour moi, c’est comme l’histoire que Winston Churchill racontait un jour où lui demandait comment il avait eu le courage de s’engager dans la guerre. « Placez deux enfants devant un mur, le premier dit, c’est trop haut, on ne peut pas sauter. Le second jette sa casquette et répond : allons la chercher ! » Tels sont les Ebène : incessamment en train de jeter leur casquette par-delà les portées.
J’ai compris cela aussi un jour où j’écoutais Madeleine, ma fille, jouer la suite pour violoncelle seul de Cassado. Dans les aigus, ses harmoniques étaient tellement ciselés qu’on osait à peine respirer. Madeleine travaillait alors avec Raphaël Merlin qui déboulait pour deux saisons à Boulbi. Le quatuor traversait alors des mers agitées, c’était l’enregistrement du Mendelssohn, Felix & Fanny, sombre et passionné. Et, sans arrêter les tournées. Raphael a entraîné ses élèves dans ce tourbillon. Il fallait s’adapter pour les horaires des cours, fluctuants et toujours enthousiasmants. Je me souviens d’une audition de fin d’année qui ne ressemblait à aucune autre avec Raphaël accompagnant ses élèves au piano avant de finir sur une allemande de la Suite N°2 de Bach. Mais, en 2014, la carrière de Raphaël ne pouvait faire escale chaque semaine à Boulogne Billancourt. Carnegie Hall attendait les Ebène au complet et c’est là qu’est née l’incroyable idée du Beethoven around the World.
L’idée : jouer sur les six continents l’intégrale des quatuors de Ludwig et enregistrer cette somme, en live, toute vibrante des ondes et des émotions glanées autour du monde. Marie Chilemme, l’altiste benjamine de la troupe, a embarqué dans l’aventure en 2017, juste à temps pour préparer cettee incroyable odyssée. Pendant presque deux ans, les Ebène se sont donc faits globe trotter : quarante concerts, dix-huit pays visités de la Chine au Brésil, en Australie. J’avais demandé à Raphaël : « Pourquoi Beethoven ? » Réponse simple : « Boucourechliev »… comprenez la façon dont le critique musical définit les 16 quatuors à corde de Beethoven comme une musique « en migration perpétuelle ». Que la musique franchisse les murs des salles de concert pour aller à la rencontre de ceux qui n’auraient jamais imaginé l’entendre ainsi. Des moments inoubliables comme Gabriel Le Magadure le racontait au retour de leur périple :
« Le Kenya a été le moment le plus fort. Nous amenions de la musique vieille de 250 ans dans un pays qui ne l’attendait pas. L’Alliance Française nous invite à Nairobi. On enregistre le disque devant un public extrêmement mixte et on nous propose d’aller jouer pour. Ghetto. Classics, l’école fondée par Elisabeth Niogore en plein milieu du grand bidonville de Korogocho en face d’une décharge. Cette école est comme un petit paradis au milieu de l’enfer où l’espérance de vie ne dépasse pas 39 ans. Elisabeth nous explique comment ils essayent de sauver petits de la délinquance, de la misère. Ils vivent parfois à 12 de la même famille dans 6m2. Ici, ils apprennent la musique et on leur donne un repas chaud par jour. Ils manquent de tout mais quand ils disent Mozart, ils ont les larmes aux yeux. Car Mozart leur sauve la vie, au sens propre. C’est comme cela qu’ils me l’ont décrit. S’il manque du bois à leurs instruments, ils rafistolent, comme ils peuvent. Ils font même des nœuds si leurs cordes cassent. Les cordes de l’alto prêté à Marie étaient dans un état déplorable. Elle devait faire attention dans les démanchés pour ne pas se blesser les doigts. On leur a fait don de toutes nos cordes en partant. Pendant deux jours, on a vécu à leur rythme. On leur a fait les masterclass et après on a joué un concert en plein air ensemble, sur leurs instruments dans une ambiance démente. Ils ne connaissaient pas Beethoven, mais. d’un seul coup, en entendant cette musique tellurique, ils réagissaient exactement comme nous l’avions imaginé pendant notre travail de répétition et comme Beethoven avait voulu, je pense, que sa musique soit perçue. Je n’ai jamais trouvé autant de sens à mon métier qu’à ce moment-là. »
Le retour en France n’en a été que plus rude. Pendant que les Ebène tournaient autour de la terre avec Beethoven, la pandémie avait stoppé la terre. Ils sont rentrés chez eux, et pendant près de deux mois, il ne se sont pas vus. Comment travailler à distance quand chaque son est ciselé comme une pierre précieuse ? En mars 2020, ils étaient attendus à New York, Vienne et Paris. Gabriel raconte : « Et nous sommes passés du tour du monde à l’isolement dans nos appartements parisiens. Cela a commencé en avril par l’annulation de Carnegie Hall, le début de notre vrai projet. C’était très étrange de sortir un disque sur le tour du monde et de ne plus avoir le droit ni de jouer ensemble, d’être confiné à la maison. On aurait pu être enfermés au même endroit. Là, on aurait travaillé. C’est comme un grand confinement le quatuor. On voit plus nos collègues que notre propre famille. C’est un confinement perpétuel qui vaut le détour et puis on voyage. Là, cela m’a longtemps hanté cette vision d’avoir fait le tout en voyageant et, d’un seul coup, le rien, enfermé dans 42m2. En même temps, nous étions tristes mais la mission était accomplie. Notre travail s’est nourri de ces voyages, au-delà de nos attentes. » Par miracle, des solutions se sont mises en place, les deux premiers concerts de l’Intégrale ont pu être donnés avec public en octobre. Puis, la Philharmonie de Paris a enregistré la suite de l’Intégrale que l’on peut visionner jusqu’en juin 2021 sur Arte TV. Et maintenant ? Les Ebène ont promis de se reposer, un peu. Un congé sabbatique de sept mois était prévu. Vraiment ? Un documentaire est en cours de montage aussi pour raconter leur incroyable odyssée. C’est pour 2021 ou 2022. Une tournée à vélo, peut-être cet été ? Leur festival les Chaises Musicales avec leurs amis en Vienne. Plus tard peut-être, le rêve de fonder une salle à leur image où l’on puisse chanter, jouer, danser, dans la verdure.
Une sorte d’Académie musicale et biologique… Une arche de Noé ?
Car la musique est un ruisseau, n’est-ce pas ?
Frédérique Jourdaa
https://www.arte.tv/fr/videos/RC-020181/integrale-des-quatuors-a-cordes-de-beethoven/
(pour Pierre, violon de Francesco Rugeri, Cremona (ca.1680)archet de Charles Tourte (Paris, 19ème siècle) ; pour Gabriel violon étiquette Guarneri (milieu du 18ème siècle) archet de Dominique Pecatte (1845 env.) ; pour Marie, l’alto de Marcellus Hollmayr, Füssen (1625) ayant précédemment appartenu à Mathieu Herzog ; pour Raphael, un. violoncelle d’Andrea Guarneri, Cremona (1666/1680).