GRANDES FIGURES VOYAGES

Petites méditations de Carême avec Michel Serres

Cher Michel Serres, vous ne nous quittez jamais. Un jour de printemps, c’était le premier juin, vous vous êtes éloigné, sur la pointe des pieds. Je revois cet après-midi de janvier, quelques temps avant – mais le temps est si fluctuant, n’est-ce pas ?- où vous me receviez chez vous, à Vincennes. Derrière la porte bleue, un grand arbre dans la cour et votre petite maison comme un navire toujours prêt à lever l’ancre. J’entends votre accent de rocaille. Je retrouve le bonheur des heures à vous écouter et votre accolade chaleureuse à l’heure du départ.  Fils de marinier, né le 1er septembre 1930 à Agen, élève à l’Ecole Navale de Brest (1949), avant d’entrer brillamment à l’Ecole Normale Supérieure (1952), vous avez tant navigué sur les flots, comme sur les mots, écrit des dizaines d’ouvrages de sciences et de philosophie. De votre vivant, déjà, vous étiez Immortel, élu à l’Académie Française, ce cénacle voulu par Richelieu, sous la coupole que l’on admire quand on franchit le pont, le joli pont des Arts. Des ponts, vous les aimiez tant. Enfant, vous vouliez en bâtir. Et vous l’avez fait, de la plus belle manière, en tissant entre nous d’invisibles et éternelles passerelles de mots et d’esprit. Vous nous avez appris que tout est question de regard, de la douceur, de la confiance avec laquelle il se pose sur le monde et sur les autres.

Chaque médaille a son revers…. Derrière toute pensée optimiste, il y a des ombres à chasser. Nous les avions laisser filer, comme les nuages, aussi rapides que les heures assis au beau milieu du doux désordre de votre bureau, planète où le papier et les écrans tentaient de vivre en harmonie. A l’heure où le digital s’insinue partout, où nos vies vibrent plus par Zoom ou Teams qu’au bistro ou sur la place du village, il est si bon de retrouver votre sourire tendre, votre lucidité joueuse et de puiser dans l’eau vive de votre sagesse malicieuse pour traverser sans peur les rapides du temps. Vous veillez sur nous depuis votre bastinguage éternel, cher Arlequin de nos esprits. Adishatz, cher Michel Serres, qui comme vous le savez, veut dire en gascon aussi bien bonjour, qu’ Au-revoir  ou A Dieu…

L’univers numérique a-t-il changé votre manière de travailler ?

J’ai vécu son avènement comme une délivrance inouïe de mon travail. Je suis né à Agen, Lot et Garonne. Pendant des années, si j’avais besoin d’un renseignement, il fallait que je prenne le train pour aller à la Bibliothèque Nationale, cela me durait huit jours, cela coûtait des fortunes. Aujourd’hui, je tape sur mon clavier, j’ai le renseignement. Dans mon travail, c’est à peu près comme un maçon qui voit une grue alors qu’il faisait encore tout à la pelle.

Le Pont du Gard, tel que vous l’aviez visité, à vélo, après les massacres de la guerre.

En quoi consiste le travail d’un « Immortel » comme vous, élu à l’Académie Française, institution fondée en 1635 par Richelieu ?

Comme il y a un Conservatoire du littoral, l’Académie est la conservatrice de la langue française. Certains mots se perdent. Par exemple, il y a à peine 20 ans, quand vous entriez dans une maison, il avait un téléphone fixe avec un écouteur avec lequel les enfants pouvaient suivre la conversation. Aujourd’hui, il n’y a plus d’écouteur. Le mot écouteur est tombé. D’autres se transforment, comme glauque qui était une couleur. Maintenant, c’est aussi une sensation.

Vous inventez des mots ?

Notre fonction, c’est plutôt d’écouter l’usage. Un mot apparaît. On écoute, on se demande : Est-ce que cela va tenir longtemps ? Si oui, nous l’officialisons. Cela me passionne. Par exemple, pour ce nouveau métier quasi-artistique apparu grâce à l’évolution de la construction et qui consiste à former le grillage qui constitue l’armature du béton. On les appelait les ferrailleurs, mais ce mot n’était pas précis puisqu’il désigne plutôt celui qui vend la ferraille. J’ai proposé Armaturier. Le terme a été accepté par l’Académie. Presque tous des mots qui sont sortis ou rentrés concernent les métiers. Beaucoup ont disparu, ceux de l’agriculture de Papa, avec le soc, la charrue, le mancheron, les bœufs attelés… Tous ces mots sont en déshérence quand d’autres, nouveaux arrivent. Nous avons calculé que depuis que l’Académie existe, la différence entre deux dictionnaires avait généralement varié entre 3 et 5.000 mots. Entre la huitième édition et la neuvième, séparée par une cinquantaine d’années et que nous sommes en train de finir, la différence est de 37.000 mots…

Sous la Coupole, vue dans La Cité Idéale de Luciano Laurana (1460-1470, palais ducal d’Urbino, détail)

Tout va de plus en plus vite ?

Oui, c’est la meilleure photo du monde. Je ne sais pas ce qui se transforme, mais la langue vous dit cela.

Cela entraîne parfois des bouleversements douloureux …

C’est vrai, vous êtes dans une période de crise, mais qui ne l’est pas ? L’Université, l’Eglise, toutes les religions, la politique qui fait mal au cœur, tout le monde est en train de subir des transformations profondes, équivalentes à l’invention de l’écriture, au premier millénaire avant Jésus Christ. Nous sommes en période de changement de phase. Je ne sais pas à terme ce qui va arriver mais je peux supposer la chose suivante : quand on a inventé l’écriture, on ne s’est pas arrêté de parler, quand on a inventé l’imprimerie, on ne s’est pas arrêté d’écrire, quand on a inventé l’ordinateur, on ne s’est pas arrêté d’imprimer, on a même tous une imprimante à la maison. La machine à vapeur n’a pas arrêté la voile, nous avons tous des voiliers et nous battons des records de traversée de l’Atlantique. Les progrès ne sont pas forcément des coupures, ce sont des accumulations. Oui, cela court-circuite tout. Des métiers seront plus touchés que d’autres mais tous seront touchés. Certains seront électrocutés, d’autres, au contraire, accélèrent.

Et les amours numériques, qu’en pensez-vous ? Ces gens qui s’aiment sans se voir ?

Dire que le virtuel est né avec les nouvelles technologies, cela me fait rire. Toute la littérature témoigne de cette affaire. La princesse lointaine, c’est l’amour des troubadours, nous sommes tous les deux du Sud-Ouest. A 14 ans, j’étais amoureux d’Ingrid Bergman que je n’avais jamais touchée. Quel est l’ado, l’adulte qui n’est pas amoureux d’une image ? Mme Bovary a fait dix fois plus l’amour virtuellement que dans la réalité. Nous sommes virtuels depuis que nous sommes créés. Se scandaliser des amours virtuels, c’est ne pas connaître l’âme humaine. Rien ne remplacera jamais les rencontres, mais la rencontre va changer elle-même. Quand je rentrais dans mon amphi, il y a 20 ans, je rentrais au milieu de gens qui ne savaient pas ce que j’allais dire. Aujourd’hui presque tous ont l’information, ce ne sont plus les mêmes que je rencontre. La rencontre est précédée d’une pré-rencontre, quand vous allez voir le médecin, vous tapez son nom pour vous faire une idée , un peu… La rencontre est irremplaçable, mais elle a évolué, c’est sûr.

Vivez-vous bien cette révolution ?

Je suis en plein dedans pour plusieurs raisons. Quand j’étais jeune, à l’Ecole Normale Supérieure, j’ai assisté à deux ou trois révolutions très importantes : les mathématiques modernes sont arrivées alors que j’étais déjà licencié de maths. Changement total. Puis Jacques Monot a eu le prix Nobel de physiologie en mettant en évidence l’ADN, je croyais connaître la biologie et la biochimie est arrivée. Cela m’a habitué à des changements profonds dans des matières puissantes. Et puis, j’ai vu la Silicon Valley où j’enseignais se transformer, naître, mourir, renaître. Le marin que je suis sait qu’en Bretagne, le climat change tous les jours. C’est merveilleux, c’est pour cela que je suis Breton d’une certaine manière. Le ciel change tout le temps, c’est cela qui nous arrive tout simplement.

Pourquoi vous intéresser de si près aux « Yeux » dans un de vos derniers livres ?

J’ai voulu vous inviter à décaler le regard, à parler des autres vivants qui ont aussi des yeux. Quand on dit que la vision est relative, évidemment votre vision n’est pas la mienne, pourtant nous partageons le même monde humain. Mais ce monde que nous voyons, que nous construisons, que nous percevons, est-il le même que celui que regarde une mouche, une colombe, un serpent, une vache ? Avez-vous regardé des yeux de poisson ? Ils sont d’une mélancolie, d’une tristesse. Quel monde voit-il ? Au-delà des différences entre nos cerveaux, nos nerfs et nos lobes optiques qui traitent de l’information, de l’image, c’est une manière d’inviter les hommes qui croient que le monde leur appartient, à être moins narcissiques…

Arsène Lupin, dans l’Aiguille creuse : les yeux sont partout.

Et ces plumes de paon sur la couverture ?

Pour vous rappeler, ma Chère, les amours de Jupiter, le dieu des Dieux. Comme il court la nymphe et qu’il déjoue la surveillance de Junon en se métamorphosant, son épouse jalouse suscite un homme qui a des yeux sur tout le corps. Panoptes voit partout et tout le temps, car la moitié des yeux dorment quand l’autre moitié est réveillée. Jupiter envoie alors Hermès. Le messager joue de la flûte devant Panoptes, tellement ému qu’il est débordé par les larmes et qu’Hermès peut le tuer. Au moment où Panoptes meurt, Junon ramasse tous ses yeux, les jette de dépit sur un oiseau qui passe et que l’on appelle depuis, le paon. Alors, voilà, les plumes vous regardent… Ce mythe raconte la bataille tout à fait contemporaine entre le média sonore et le média visuel, entre la radio et la télé. Aujourd’hui, Panoptes est partout, c’est la surveillance absolue.

N’est-il pas effrayant d’être observé ainsi ?

En effet, Google surveille même le portable de madame Merkel, la chancelière allemande, mais, heureusement, un homme, Julian Assange nous a tous fait savoir que nous étions surveillés. Grâce à lui, un contre-pouvoir se met en place où chaque individu privé peut avoir la puissance de dénoncer le gros machin. Cela me donne de l’espoir : les institutions européennes commencent à protéger les données, un nouveau droit se crée autour de la notion de « privé », si délicate à définir…

Vous semez dans votre livre des yeux là où on ne les attend pas toujours…

Oui, le lac est l’œil de la montagne… Les pierres précieuses aussi nous invitent à réfléchir… Est-ce que les pierres ne voient pas ? Et qu’est-ce que voir ? Maintenant, que des progrès fulgurants sont faits par les sciences cognitives, on découvre que les terminaisons nerveuses tactiles des aveugles renvoient aux lobes optiques. Ils voient aussi avec les mains… L’image est peut-être plus faible que l’on n’imagine, et le son plus riche…

Panoptes, aux mille yeux, et Mercure, le musicien, qui gagne ? (Argus et Mercure, Pinturicchio, Vatican)

Quel regard vous est le plus cher ?

Le regard qui m’a le plus ému de toute ma vie, c’est celui d’une collègue que l’on croyait très laide. Elle a eu un enfant. Je suis arrivé un peu trop tôt à la maternité et ce fut un spectacle incroyable. Je ne l’avais jamais vu si belle, elle était transfigurée. Cette femme était devenue un ange absolu. Hier encore, à la télé, où il n’y a souvent que des bêtises, j’ai vu la naissance du premier bébé de l’année 2015. La caméra était à la place de la tête de la maman, c’était beau à en chialer. Là, les hommes sont minables, à côté de vous… Il y a aussi cette photo du lac Pavin où est mort un de mes amis d’école. Il m’a échappé… Pendant vingt ans, j’en ai été malade… L’œil du lac Pavin tourné vers le ciel…  Ces deux regards : la mort, la vie…

« Serres », c’est un beau nom de famille…

Les noms propres me passionnent. Ils influencent la vie, la conduite, la psychologie. Le mien a une particularité : il faut le lire à l’envers pour le décoder (rire)…

D’où le tenez-vous ?

Du Pays de Serres, en Gascogne. Mon père était dragueur. Il prenait des cailloux dans la Garonne. Cela a été aussi mon métier avec mon frère. Je faisais cela avec beaucoup de passion et je suis devenu marin pour faire mieux que Papa…

L’Océan vous manque-t-il ?

Je suis vraiment Atlantique. Quand j’étais dans la Marine, il y avait deux sortes de marins, ceux de l’océan et les Mokos de Méditerranée. Cette mer est plus dangereuse, capricieuse… Sa houle est courte. Dans la tempête, vous cassez le bateau. En Atlantique, la houle est longue, même si elle gigantesque, vous rentrez dans le berceau.

Le regard de Dieu aussi ?

Le regard mystique, j’en parle beaucoup à travers la peinture. Quelques tableaux comme l’Annonciation de Fra Angelico nous font voir l’invisible. Le Jérémie d’Amsterdam de Rembrandt est baigné dans la lumière, une lumière transcendante, il n’y a pas de doute. Beaucoup de mes livres finissent sur cette idée de la transfiguration. J’y reviendrai dans mon prochain livre…

Le Jérémie de Rembrandt, nimbé de lumière

Le sujet ?

Cela me permettra de vous revoir…

Les Anges musiciens de la cathédrale Saint-Julien au Mans

Nous ne nous sommes revus au sens où on a coûtume de l’entendre. Vous m’aviez fait appeler, discrètement, mais je n’avais pas trouvé la place dans les colonnes du journal d’offrir votre parole et, par pudeur, sans doute, je n’avais osé aller vous voir sans mobile. Je le regrette, car vous étiez déjà bien au-delà des convenances médiatiques. Les jours filaient plus vite pour vous et ce 1er juin 2019, vous avez choisi de mettre sac à terre. Depuis, vous vous invitez quand vous le souhaitez. Notre nouvelle rencontre est revenue par les livres, et la publication de ce clin d’oeil voulu par vous, « Relire le relié », cinq mois après votre mort. Comme vous savez si bien le faire, vous m’avez tendu un pont vers le père Christophe Le Sourt, votre ami du Mans qui avait poli avec vous les mots de cet opus posthume sur votre relation à l’éternel et au sacré. Je suis allé le retrouver un jour de novembre en la si belle cathédrale Saint-Julien. Il m’a raconté votre émerveillement le jour où, en compagnie de votre épouse Suzanne, vous aviez levé les yeux vers les anges musiciens. Comment votre fougue avait emporté tout le Presbytère pour concevoir ce spectacle projeté en plein air devant 15.000 personnes : « Comment faire la paix ? » Et aussi vos recueillements partagés pendant les Méditations de Carême dans le petite église Notre Dame de la Couture qui accueille une grande communauté de réfugiés. « Plusieurs fois, m’a-t-il raconté, en longeant les quais pour rejoindre le quai Conti vers l’Académie Française, Michel se tournait vers moi et disait : « Mais qu’est-ce que t’en penses ?  Car, toute sa vie, cet homme de souche chrétienne a cherché les sources de sa foi. Il ne pouvait pas dire je crois, mais en même temps, il pouvait dire, de tout mon cœur, j’espère. A l’image de ce texte que son fils. Jacques, a trouvé dans un psautier, très annoté de sa main, le soir où nous préparions sa sépulture: Comme un cerf altéré cherche l’eau vive, mon âme te cherche, mon Dieu. »

Magnum Chaos, marquetterie de Giovann Francesco Capoferri d’après Lorenzo Lotto (détail, basilique Santa Maria Magiorre, Bergame), dans Yeux, ed Le Pommier, 2014

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