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Quand Robert Badinter ciselait nos Libertés dans sa cuisine

Robert Badinter, défenseur des droits de l'homme et de la liberté
Robert Badinter, défenseur des droits de l’homme et de la liberté

Avocat au Barreau de Paris, Garde des Sceaux, professeur agrégé de droit, président du Conseil Constitutionnel, auteur de pièces de théâtre et d’un livret d’opéra, Claude Gueux, composé par Thierry Escaïch, Robert Badinter est un trésor vivant pour le patrimoine juridique et littéraire. Homme de l’abolition de la Peine de Mort, il fut aussi le défenseur ardent de la Liberté et de la Tendresse.

Une matinée fraîche de printemps dans les jardins du Luxembourg. Devant les tennis, un homme presse le pas. Sur sa tête, un chapeau de feutre. Son col est relevé. Mais je reconnais tout de même ces sourcils majuscules, ce visage à la fois austère et rieur. Je cours après lui et le rattrape alors qu’il passe le mur de l’Orangerie. Je l’interpelle : – Monsieur Badinter !  – un peu essoufflée, alors qu’il lève un regard étonné – Pardonnez moi de vous importuner. Auriez-vous quelques instants à m’accorder ?

– Je déjeune au Sénat. Expliquez-moi cela, tout en marchant, répond-il sans ralentir. Je le suis, en doublant mes enjambées en lui présentant mon projet. Le soir même, dans les salons Boffrand du Sénat, je l’écoute dialoguer pendant deux heures avec les auditeurs de la Cité de la Réussite sur le thème de l’engagement. Tous applaudissent longuement le sage qui, en dépit du poids des ans, n’a rien perdu de son élégance, de son talent oratoire, ni de sa vivacité d’esprit.

Quelques mois plus tard, le jardin du Luxembourg explose de couleurs et de parfums quand je franchis l’élégant perron de son immeuble rue Guynemer. Robert Badinter accepte de me recevoir et je mesure la valeur de cette entrevue avec l’homme qui a fait voter l’abolition de la peine de mort. Né le 30 mars 1928 à Paris, il fut avocat et fidèle compagnon de François Mitterrand et s’est toujours tenu à la mission qu’il s’est choisie : défendre la Justice. Par fidélité d’abord à son père, Simon, mort au camp de Sobibor, parce que juif. Et comme il n’y a pas de hasard, tout deux se sont retrouvés dans la mort, un 9 février, 1943 pour Simon, 2024 pour Robert. Dans les rangs de l’opposition, il a été un combattant inflexible de la peine de mort, et après 1981, une fois l’abolition prononcée, en tant que ministre de la Justice de 1981 à 1986, puis président du Conseil Constitutionnel, de 1986 à 1995. Mariée en secondes noces à Elisabeth Bleustein-Blanchet, devenue Badinter, tous deux forment un couple d’intellectuels idéal, avec leurs trois enfants et leurs dizaines de livres, écrits séparément ou en commun, notamment un Condorcet de référence paru chez Fayard.

Elisabeth et Robert Badinter, un couple uni et engagé

Il me reçoit dans son bureau, situé à une extrémité du vaste appartement familial, au cinquième étage d’un bel immeuble donnant sur les jardins du Luxembourg. Un grand secrétaire occupe le côté gauche de la pièce. Il m’invite à prendre place autour d’une petite table ronde face à la bibliothèque emplie d’ouvrages, tout près de la fenêtre. Par la baie ouverte pénètrent les effluves des arbres tout proches. Il s’assied face à moi et me raconte, ainsi qu’il s’y est engagé, quelques anecdotes de sa vie publique, et tout particulièrement l’histoire d’un petit livre fondateur : Liberté Libertés.

« Tout un petit groupe s’était beaucoup lié à l’occasion d’une œuvre commune que François Mitterrand m’avait demandé de réaliser : Liberté Libertés, cette œuvre, éditée chez Gallimard, a complètement disparu. On était encore dans le courant post-68. La France continuait, à gauche en tout cas, à vouloir briser les liens pesants des longues périodes antérieures, et notamment de la pesanteur du gaullisme, que ce soit dans le domaine constitutionnel, dans le domaine judiciaire, des mœurs et des esprits. Il y avait une aspiration profonde aux libertés, le contraire de l’époque d’aujourd’hui. « 

« Les signes par lesquels on reconnaît une société libre sont le rire, la fête, l’humour et la tendresse. »

Mitterrand m’avait dit :  « il ne faut pas laisser le monopole de cette réflexion à l’extrême gauche. Constituez un groupe d’intellectuels et faites ainsi œuvre commune pour que nous puissions présenter une charte des libertés. » J’avais créé ce comité et Jacques Attali en avait été l’un des éléments essentiels. On a fait l’ouvrage ici, dans la salle à manger, rue Guynemer. Les intimes se réunissaient dans la cuisine. C’étaient des mœurs simples. A la fin, nous avons rédigé ensemble un ouvrage, préfacé par Mitterrand, où on peut lire une véritable, charmante d’ailleurs, théorie des libertés. Charmante, car très datée. La dernière phrase est exquise, totalement marquée par l’époque :

« Ce qui fut hier liesse et ferveur dans les grandes fêtes populaires est devenu aujourd’hui revues maussades et cérémonies officielles. Revienne le temps des cerises. »

Par la fenêtre ouverte parviennent des chants d’oiseaux. Robert Badinter s’interrompt, ému visiblement par la chaleur des souvenirs d’une période révolue.  Il semble tout absorbé par ses pensées. Il poursuit : 

Jusqu’en 1981, avec le comité de rédaction (*) constitué pour l’occasion, nous nous voyons constamment. Les proches de Mitterrand, nécessairement, croisaient leurs voies, et notamment lors la dernière campagne électorale, quand il s’agissait de préparer les émissions. L’année si exquise, 1980-81, un petit groupe se réunissait, chez Laurent et Françoise (Fabius), place du Panthéon, au petit déjeuner trois ou quatre fois par semaine, de février jusqu’en mai, pour préparer les textes. C’était très opérationnel. Il y avait Charles Salzmann, Françoise Fabius, Serge Moati pour les émissions de télé. Jacques Attali était l’entraîneur de Mitterrand sur les questions économiques. Moi, mon secteur était la justice, nous étions sur des voies parallèles. Mais Liberté, Libertés en témoigne, la vision que nous avions du monde était commune.

Robert Badinter se lève alors et va saisir dans la grande bibliothèque qui remplit tout le mur de gauche un petit ouvrage broché, dont la couverture porte le titre : Liberté, Libertés. Il me le confie tout en me précisant qu’il est totalement épuisé et que je dois lui retourner rapidement. Il poursuit alors :

– Vous savez, j’ai eu toute ma vie un seul thème obsessionnel : la justice, la justice judiciaire, le crime, le châtiment – sa voix se fait plus sévère – c’est ce qui me passionne.

– Dans une biographie, on dit que vous avez exercé votre vie à essayer de devenir un type mieux…

– Oui, c’est ce que l’on doit faire…

Je suis partie en serrant l’ouvrage (*). C’est un petit livre aux pages épaissies par le temps. Il ne pesait pas plus lourd qu’un oiseau. Quelques phrases en étaient annotées. Je l’ai lu dans la soirée. A la fin de la semaine suivante, je l’ai restitué à son propriétaire, tout en conservant, ces phrases.

Le Manifeste du Comité animé par Robert Badinter publié en 1976 aux éditions Gallimard

« La vraie question dont dépendent les droits, c’est de savoir qui a le pouvoir. Et jusqu’où va ce pouvoir. Car la loi propre à n’importe quel pouvoir est de s’accroître jusqu’au point où il rencontre devant lui un autre pouvoir de sens contraire. Cynisme des pouvoirs : ils ne respectent que ce qui leur ressemble, ne s’inclinent que devant ce qui leur résiste. Or, seul un pouvoir peut en faire plier un autre. »

« Les libertés ne se décrètent pas. elles se conquièrent. Ceux qui nous gouvernent aujourd’hui n’ont qu’un projet : accroître toujours plus leur part de pouvoir et nous réduire à la portion congrue. Aussi ne disons-nous pas : voilà la table des libertés, mais plutôt : voilà, face aux pouvoirs qui vous menacent, des instruments de contre-pouvoir. Ce sont vos droits. »

« Il n’y a qu’un principe limite des libertés : tout pouvoir doit s’arrêter, quelles que soient les circonstances, à l’intégrité des corps. »

La capacité de faire perdre son temps à autrui est le rite et la marque d’un rapport hiérarchique. A tous les niveaux de la hiérarchie… Il faudrait aller à la recherche du temps perdu, et faire la somme de tous ces temps volés, de tous ces moments dérobés, dont souffrent surtout les plus défavorisés. Car ils supportent le poids de tous ceux qui veulent faire sentir leur pouvoir, fût-il dérisoire… »

« Le sans – pouvoir peut aujourd’hui se définir comme celui qui attend, qu’on fait attendre. »

« Il importe de réaménager l’ordre des valeurs. Le temps des autres que l’on dissipe, c’est un peu de leur être qui se perd… Privilégier le temps de vivre, c’est préférer une civilisation de l’être à une société de l’avoir. C’est favoriser, plutôt que l’accumulation des objets, l’épanouissement des personnes dans leur corps, dans leur culture, dans leur communauté. »

« Les signes par lesquels on reconnaît une société libre sont le rire, la fête, l’humour et la tendresse. »

Robert Badinter a écrit ce livre en hommage à sa grand-mère maternelle, Idiss, comme un témoignage d’amour.

(*) Liberté Libertés, réflexions du comité pour une charte des libertés animé par Robert Badinter, préface de François Mitterrand

Comité de rédaction : Jacques Attali, Jean-Denis Bredin, Régis Debray, Laurent Fabius, Roger Gérard Schwartzenberg, Michel Serres.

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