CONFIDENCES LIVRES VIETNAM

1954-2024 : n’oublions pas Diên Biên Phû

Que savons-nous de Diên Biên Phu ? Ce lieu qui, jusqu’en 1954, n’avait même pas de nom, que l’on connaissait sous seule dénomination administrative. Gloire et Victoire au Viêtnam ; honte et oubli en France. La place est située dans le haut Tonkin, au cœur du pays Thaï, que l’on appelle aussi les Tai Dam (Thaïs noirs). Et son véritable nom se révèle dans leur langue : Muong Tenh, la ville du ciel, dans la vallée de Mu’òng Thanh. La légende raconte que son nom originel serait Muong Then ou Muang Thaeng, la vallée de Dieu.

La langue thaï, la «cuvette de Diên Biên Phu» s’appelle «Muang Thaeng » la vallée de Dieu.

Dans cette plaine entourée de montagnes sublimes que l’armée française appelait « la cuvette » s’est joué le destin de l’empire colonial français, de la France, et la Guerre Froide et peut-être du monde. Il faut bien essayer de comprendre, dans la mesure du possible, de pardonner peut-être, pour ne pas retomber à pieds joints dans les erreurs du passé ? Pourquoi parler de Diên Biên Phu, et qu’en dire ? Tout a été tellement tourné, retourné, déformé autour de ce nom. Depuis toujours Diên Biên Phu est un cratère béant dont personne n’ose trop approcher.

En novembre 1953, le général Navarre occupe ce qu’il appelle la position de Diên Biên Phu. Fraîchement mandaté par Paris pour trouver une « sortie honorable » à la guerre, il lance l’ «Opération Castor » qui vise à tendre un piège à l’armée Việt Minh en l’attirant vers une proie d’apparence facile. Cette vaste « cuvette » plate de seize kilomètres sur neuf est tactiquement favorable car elle permet la circulation des blindés et surtout le développement d’un terrain d’aviation à une dizaine de kilomètres des crêtes environnantes. Ils sont comme des gosses, ces généraux, fascinés par les avions. Les ailes du ciel, pour eux, c’est la panacée. Et ils comptent sur le soutien matériel des Américains qui finance déjà presque 80% de la guerre, mais n’envoient bien sûr aucune troupe. La chair à canon, ce sont les Supplétifs, les Tirailleurs et les Légionnaires.

En décembre 1953, le Politburo du Parti décida d’ouvrir la campagne de Diên Biên Phu sous la direction du général Vo Nguyên Giap.

Pour Giap, une seule certitude : gagner.

Vo Nguyën Giap sait que, sur ce relief accidenté, ses troupes sont plus à l’aise que celles de l’adversaire, isolées et dépendantes de l’aviation. Et, pour ce faire, organiser d’intenses préparatifs assortis de la mise en place du maximum de moyens. Quatre divisions (Daï Doan, comprenant chacune dix mille hommes) sont mobilisées, dont la 351, spécialisée dans l’artillerie tandis que 75.000 travailleurs remettent en état les routes et les voies autour du camp retranché. Des canons de 75 et de 105 sont hissés à dos d’hommes sur les pentes pour viser les batteries françaises et bien sûr, l’aide chinoise se démultiplie, tant pour le matériel que pour l’assistance des conseillers. « Vous n’attaquerez que lorsque la victoire sera certaine », lui a intimé Hô Chi Minh. Le 25 janvier 1954, s’ouvre à Berlin la Conférence Quadripartite -Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Union Soviétique- sur le règlement des guerres de Corée et d’Indochine. Mais Giap attend le 13 mars, alors qu’il a sous ses ordres un peu plus de 30.000 hommes et qu’il connaît par cœur les points d’appui du camp ennemi, pour lancer ses Bộ đội à l’assaut.

L’opération « Castor » débute à grande vitesse.

Les premiers bataillons de Bigeard sautent sur le site le 23 novembre. Le 25, l’aérodrome était ouvert et 5.100 hommes montaient leurs défenses, aux prénoms féminins : Isabelle au Sud, Béatrice et Gabrielle au Nord, Anne-Marie et, resserrées autour du QG du général de Catries, Dominique, Huguette, Claudine et Eliane –les prénoms de ses maîtresses. Pour leur confort intime les soldats avaient même veillé à ce que des femmes, vietnamiennes et algériennes installent à proximité leurs Bordels Mobiles de Campagne (BMC). A partir du 13 mars, Giap lance les orgues de l’enfer. En quelques heures, le centre de résistance Béatrice succombe sous le feu conjugué de l’artillerie et des vagues d’assaut jaillissant des boyaux creusés à 200 mètres des premières lignes. Une unité de la Légion est anéantie. Les Vietnamiens se jettent en masse sur les barbelés, en autant de charges sacrificielles pendant que les canons camouflés à flanc de montagne détruisent leurs cibles. Ce n’est que le début. Le lendemain, Gabrielle, autre point de défense au Nord, tombe. Le commandement s’effondre. Par esprit de solidarité, les camarades de la Légion se portent au secours de leurs copains. Il faut imaginer les parachutages de nuit, dans la boue, entre les canons ennemis, les tirs d’obus et les barbelés. Après avoir tenté pendant des heures d’atteindre les feux ennemis, en vain, le lieutenant-colonel Piroth, chef d’artillerie du camp, se fait exploser sur une grenade. Les éléments autochtones et les unités thaï désertent massivement. Les Français résistent, avec l’appui des avions qui circulent sans relâche. Mais en quelques jours, les deux pistes sont rendues inutilisables. Dans le documentaire Diên Biên Phu, chronique d’une bataille oubliée réalisé Peter Hardcombe, le lieutenant-colonel Marcel Bigeard, un des héros de la « cuvette » raconte :

« On a sous-estimé nos adversaires. Les pauvres avions Dakota n’étaient pas fait pour cette guerre Les premiers jours, on annonçait à la radio notre heure d’arrivée, notre altitude de largage. Dès que Dominique et Gabrielle étaient tombées, c’était déjà foutu à ce moment-là, on était complètement dépassés. Les avions partaient toujours, les largages se poursuivaient. Les hommes savaient tous qu’ils allaient être gaspillés, mais ils étaient volontaires pour être avec leurs camarades. Je regrette de ne pas être mort au combat. »

Le 1er mai, sûr de son succès, Giap lance l’assaut final. Eliane 1, Dominique 3 et Huguette 5 sont prises dans la nuit. Le 7, après 57 jours de boucherie, Diên Biên Phu doit se rendre. Un ancien combattant interrogé par le réalisateur Peter Hardcombe pour son documentaire Diên Biên Phu, chronique d’une bataille oubliée, témoigne : « Le 7 mai vers 16h on nous a dit, il faudra détruire les armes et l’ennemi sera là pour vous prendre. C’était là le pire, on ne savait pas à quoi on était destiné quand la bataille serait terminée. Et soudain, c’est fini, après 57 jours dans le vacarme des tirs, le silence. Beaucoup d’entre nous pleuraient sans honte. On avait fait de notre mieux, mais on ne pouvait pas imaginer que pour nous, survivants, le pire restait à venir. »

Dans ce « Verdun tropical », du 13 mars au 7 mai, 8.000 soldats vietnamiens sont morts, 2.000 Français. 11.000 sont faits prisonniers. Entraînés dans une marche de 700 kilomètres, ils mourront de dysenterie, d’avitaminose, de lavage de cerveau, « la pire des morts », diront certaines de revenants parmi 3.290 qui rentreront de captivité.

« Nous voilà avec les camarades les biens vivants, les blessés et les autres, et c’est fini de boire frais » dans Guerre Morte de Jean-Pierre Dannaud


En ce 13 mars 2024, il y a tout juste 70 ans, les combats commençaient. Que reste-t-il de Diên Biên Phu ? Au Vietnam, festivités, danses, couronnes de fleurs célèbrent la Victoire. La « cuvette » a repris le nom de « champ de Muong Thanh ». Les pistes d’aviations de la Légion ont été rebaptisées Muong Thanh et Hông Cum, les bases Him Lam, Dôc Lâp, Ban Keo… « La victoire de Diên Biên Phu fut un jalon d’or de l’histoire vietnamienne. Cette victoire entraîna la signature des accords de Genève, mettant à fin la guerre et rétablissant la paix en Indochine, rappelle le courrier du Vietnam en citant les mots du Président Hô Chi Minh. « Diên Biên Phu est une victoire du patriotisme, de la volonté indomptable, de la résilience et de la force de la grande union nationale, sous la direction clairvoyante du Parti, démontrant la maturité de l’Armée populaire vietnamienne », complète le Premier ministre Pham Minh Chinh. En France, quelques maigres commémorations supportées par l’association du Souvenir Français qui, dans le désert de l’oubli, tente de rappeler la mémoire de ceux qui sont tombés là-bas :

« Diên Biên Phu, une bataille où la France a combattu à un contre dix. Une bataille terrible où d’un côté on respectait les hommes et de l’autre côté on ne comptait pas. Une bataille dont nous devons rappeler ceux qui ont vu leur destin fusionner dans celui de la Nation… Ce qui se prépare à Dien Bien Phu nous oblige à la vigilance. En 1954, Diên Biên Phu c’est 150 maisons et 1 000 habitants. En 2024, c’est 100 000 habitants. Diên Biên Phu, c’est le symbole de la victoire vietnamienne. Diên Biên Phu, c’est l’avenir des bulldozers. Dien Bien Phu, c’est l’oubli des destins français. Plus de 45 000 soldats du corps expéditionnaire français sont restés dans les terres indochinoises. Rien n’a été fait pour les rechercher. Le rapatriement à Fréjus a été conclu par obligation. Alors il est temps de tenter une dernière fois les recherches et il est temps de rendre hommage aux combattants « Morts pour la France » en Indochine. » Le beau livre de Jean Pouget, Nous étions à Diên Biên Phu, publié en 1964 aux Presses de la Cité, reparaît très bientôt. L’ECPAD édite également Diên Biên Phu, un livre de photos commentées par l’historien Pierre Journoud. Quelques témoignages pour ne pas oublier.

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