EN SCÈNE Musique PARIS

En avant, marche, avec la Fille du Régiment

Vous voulez rire ? Passez à la Bastille. Jusqu’au 20 novembre, l’Opéra de Paris reprend la Fille du Régiment de Gaetano Donizetti dans la mise en scène de Laurent Pelly et Chantal Thomas. Avec un trio de femmes réjouissantes- Julie Fuchs, Suzanne Graham, dame Félicity Lott- et une armée toute entière à leurs pieds. A mi-chemin entre bel canto et opérette, c’est Le spectacle qui secoue la grisaille de l’automne tout en révisant un florilège d’airs connus et entraînants.

La mise en scène de Laurent Pelly de Chantal Thomas sape en douceur les codes militaires et les attributs masculins (photos Elisa Haberer)

A 43 ans, quand il compose la Fille du Régiment, en français, Donizetti n’a plus à faire ses preuves. Sur sa longue production de plus de 550 oeuvres, dont 71 opéras, Anne Bolena (1830), « L’Elixir d’Amour » (1832) et Lucia di Lamermoor (1835) ont déjà rencontré de beaux succès. Il s’installe à Paris pour fuir la censure napolitaine et il souhaite apporter ses services à la France. En 1840, quand l’opéra est créé au théâtre des Nouveautés, le 11 février, la France célèbre sa première victoire française à Mazagran et le général Bugeaud organise l’occupation totale de l’Algérie, lançant la conquête coloniale par la force militaire. Le livret de Jean-François Bayard et de Jules-Henry Vernoy de Saint-Georges tourne autour du personnage de Marie, inspirée par les cantinières-vivandières dont le statut a été officiellement institué par un décret royal de 1653. L’argument est un peu tiré par les cheveux : Marie, jeune orpheline recueillie et élevée par un régiment de soldats français, rencontre une Marquise qui affirme être sa parente, et qui l’enlève à cette compagnie masculine et à son premier amour pour tenter de l’acclimater à l’aristocratie poussiéreuse. Mais au final, pour cette fois, ni drame, ni sang, elle retournera dans son Régiment.

« Nous sommes dans les lauriers, les guerriers et les troupiers », écrit Hector Berlioz après la première de la Fille du Régiment. Agathe Mélinand qui rappelle dans le livret du spectacle présenté à l’Opéra Bastille. « L’opéra est tout entier militariste et à la gloire des soldats français si valeureux et si sympathiques avec leur cœur gros comme ça. » La réalisatrice travaille depuis toujours avec Laurent Pelly pour adapter les dialogues anciens à notre monde contemporain, ainsi qu’elle le fait avec truculence pour la Fille du Régiment. Ainsi, la première phrase parlée de Marie (« Bon, c’est pas tout ça, on chante, on chante, mais j’ai du linge, moi ») fait entrer le public dans un style qu’il n’attendait peut-être pas pour faire rire, pour faire choc. » Et c’est réussi, du début à la fin, avec des dialogues, légers comme des bulles de champagne qui glissent avec humour et intelligence sur les nombreuses tirades grivoises d’époque.

« Bon, c’est pas tout ça, on chante, on chante, mais j’ai du linge, moi », dit Marie (Julie Fuchs)

Dès l’entrée, la musique n’incite pas non plus à la tristesse. L’ouverture est un bijou d’exubérance et un crescendo majeur dans lequel le chef italien Evelino Pido exulte. Le cor fait l’annonce, mystérieux comme une œuvre de Félix Mendelssohn ou de Karl Maria von Weber, très vite titillé par la petite harmonie qui vient troubler cette sérénité forestière. Et, après les cordes, voici les cuivres qui roulent des mécaniques comme un comique déjà troupier. Dans la fosse, Evelino Pido dégage une énergie digne de Merlin l’enchanteur. On dirait qu’il va en jaillir comme un diable de sa boite. Cet hymne à la gloire militaire bascule sans crier gare sur un chœur religieux de la plus belle eau, cependant que les villageois chassés de leurs terres charrient leur bric-à-brac dans la boue.

Un absurde amoncèlement de barricades mystérieuses et de vaines protections, rempart fragile d’une populace mystique d’un invisible ennemi, tel est le décor imaginé par Laurent Pelly et Chantal Thomas. La Fille du Régiment s’ouvre sur ce désert des Tartares avec une foule agenouillée et en prière, terrorisée car les armées ennemies s’apprêtent à déferler sur leurs terres. Le premier tableau de l’opéra de Gaétano Donizetti ouvre sur cette ces mots : « L’ennemi s’avance, amis, armons-nous. », prononcés par des « Tyroliens », tandis que les « Tyroliennes », implorent la pitié de la Vierge. La Marquise de Berknefield (Susan Graham), éplorée par des drames passés s’affole : « Par l’ennemi, se voir ainsi surprise ! Hélas ! C’est pire que la mort ! » et conclut en apothéose par un tonique « Les ennemis ne respectent rien !»

Les artistes des Choeurs de l’Opéra de Paris, Florent Mbia et Susan Graham dans les barricades mystérieuses de Laurent Pelly et Chantal Thomas.

Ce pourrait être un drame mais, comme dans l’ouverture orchestrale, en quelques secondes, tout bascule grâce à l’entrée de Marie, la Fille du Régiment. Bien rôdée, cette mise en scène créée en 2007 pour la Royal Opera House à Londres avait été reprise à Paris en 2012 avec Nathalie Dessay. A son tour Julie Fuchs, qui avait déjà triomphé dans le rôle en 2016 au Staatsoper de Vienne, enfile avec bonheur son costume de vivandière. Les ateliers de costumes et de coiffure de l’opéra l’ont dessinée comme une Fifi brin d’acier en habit de poilu. Avec son timbre de cristal et sa chevelure rousse, elle est vraiment la mascotte du régiment, tout comme de l’orchestre, qui pendant la générale, tapait des pieds à chacun de ses solos. Ébouriffante de drôlerie dans le comédie, vraiment émouvante dans les deux airs où elle retrouve le fil du bel canto. Les chœurs aussi s’en donnent à chœur joie, dansant, marchant au pas, roulant comme des barriques dans le décor plein d’humour et d’esprit de Laurent Pelly. Au chapitre comique, Lionel Lhôte en Sulpice, Susan Graham en Marquise de Berkenfield et dame Félicity Lott en duchesse de Crakentorp sont délicieux.

Dame Félicity Lott, truculente duchesse de Crakentorp dans les boiseries évidées imaginées par Laurent Pelly et Chantal Thomas dans les lumières de Joel Adam

Les rôles masculins ne sont pas de reste, avec leurs airs d’opérette et la difficulté vocale requise par le rôle de Tonio. Luciano Pavarotti en avait offert une version de référence en 1967 avec Joan Sutherland sous la baguette de Sir Richard Bonynge. Cette fois, l’américain Lawrence Brownlee joue le beau militaire qui attaque avec vaillance le « Je vais marcher sous vos drapeaux » et les Everest de sa Cavatine, « Ah mes amis, quel jour de fête ! » avec pas moins de neuf contre-ut d’affilés. Il ne faiblit pas dans son émouvante Romance avec les célèbres vers « s’il me fallait cesser d’aimer, il me faudrait cesser de vivre », ni dans les duos avec Marie.

Des sentiments, Gaétano Donizetti n’en est pas avare dans cette partition. Certes, il dispense avec générosité les élans de patriotisme requis par son pays d’accueil, mais il n’en oublie pas pour autant son métier de roi du Bel Canto. Les airs de Marie atteignent ainsi des sommets du genre, tout particulièrement dans le très profond air de l’acte II, scène 6, « C’en est donc fait, et mon sort a changé. Là, ni tambour, ni trompette, juste la grande sensibilité et l’émotion, portés par le solo de violoncelle magnifiquement interprété par le supersoliste de l’Orchestre Aurélien Sabouret. A bient l’écouter, on y relève une grande, très grande, ressemblance avec la cantilène de la Somnambula (1831) de Vincenzo Bellini, « Ah non credea mirarti ». Il paraît que Donizetti assistait aux filages de Lucia di Lammermoor le 23 septembre 1835 quand il avait appris la mort de son ami, emporté à l’âge de 33 ans. Bouleversé, il avait composé pour lui un Requiem qui ne fut joué qu’en 1870. Peut-être cet air de Marie était-il un secret hommage à son génial cadet ? Julie Fuchs sait arrêter la folle cavale de cet opéra à cet instant et incarner totalement « son chagrin sans espoir » dans le huis-clos pesant d’un projet de mariage forcé et cette phrase suspendue « je donnerais toute ma vie pour pouvoir vous serrer la main ».

Heureusement, bien sûr, nous sommes dans un Opéra-comique, et le coup de théâtre est forcément heureux avec le virilissime choeur des soldats. Les machinistes qui aiment se fixer des challenges organisent une belle surprise sur scène. Et tout s’arrange, le mariage aura lieu, les amoureux seront réunis, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes dans cet opéra où Donizetti met vraiment tout son talent à tisser un hymne à la gloire militaire. Le succès de la Fille du Régiment était assuré. La millième représentation fut donnée à l’Opéra-Comique en 1914 et il est longtemps resté d’usage en France de la donner aux soirées du 14 juillet. Là encore, Laurent Pelly, Chantal Thomas et Agathe Mélinand organisent un savant travail de sape qui détourne le discours militariste avec humour et élégance. C’est un autre bonheur de cette production, assurément l’un de meilleurs, si ce n’est le meilleur, de cette rentrée 2024-2025.

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