
© Jean Gaumy / Magnum Photos
De Fécamp à Long-Island, de Brest à Bilbao en passant par les Pôles et les étangs de la maison de Claude Monet à Giverny, en 150 photos, l’exposition Jean Gaumy et la mer au Musée de la Marine célèbre une figure majeure de la photographie contemporaine, ami de Sebastião Salgado et d’ Hugues Gall, de Jean Rouch, Raymond Depardon et tant d’autres. Membre de l’agence Magnum Photo, vice-président de l’Académie des Beaux Arts, son itinéraire de pêcheur de rencontres est une invitation à bourlinguer. Une leçon de photo et une leçon de vie.

À bord du chalutier français Koros, Mer d’Irlande, 1984
© Jean Gaumy / Magnum Photos
il y a quelque chose de mythologique dans les photos de Jean Gaumy. Un souffle, une démesure, une violence, la vie dans une grande déferlante et la mort à portée de gaffe. Comme si, une fois qu’on la tient ferrée à l’hameçon, il fallait prendre la vie à bras le corps et ne plus la lâcher. Et c’est bien cela que raconte Jean Gaumy dans chacune des images que son regard capte au gré de ses explorations. Au Musée de la Marine, le 22 mai, il offrait une masterclass gratuite, une façon de feuilleter avec lui le passionnant album de sa vie et de s’inspirer du talent fou avec lequel il parvint à capter sur le vif l’essence même de la vie.

Voici quelques extraits de ces échanges passionnants où dans la salle se retrouvaient des amis, des curieux, des photographes venus du monde entier. « Je le répèterai sans cesse. Ne cherchez pas les images. Vous voyez cette photo, on pourrait imaginer que voir dans la vagues, la couronne du Christ dans les vagues… C’est le genre de truc qui arrive sans cesse. Parce que notre cerveau est imprégné par tout ce qu’il a déjà vu, lu, entendu et dans les roches, les gens voient ce qu’ils ont au fond d’eux. Il y a rien dans les roches et tout d’un coup le cerveau cherche un signal. Quand j’étais enfant, j’étais impressionné par le Lagarde et Michard. Toute cette imprégnation est monstrueusement importante pour tenir le cadre et vous vous en rendez compte plus tard. Il faut voir et revoir des films, regarder Nanouk l’eskimau (1922) de Robert Flaherty , Brise-Glace, de Jean Rouch. Lui, il m’avait repéré. Il voyait que j’étais à cru. »
« Les gens voient ce qu’ils ont au fond d’eux »
« C’est la force des photographes, on est dans le mouvement, et avec la camera de 10 kilos sur le dos, vous savez que vous avez 5 ou 8 minutes devant vous, vous avez 36 vues, il faut changer la bobine, être très habile, la remettre, il faut gérer les séquences, le timing, vous bougez, vous faites un plan séquence. Les vraies images, c’est quand vous êtes surpris, alors vous appuyez sur le déclencheur. Cela se passe ainsi un reportage. Généralement vous êtes surpris par les choses qui viennent à vous d’un coup. Mais aussi, il faut voir différemment, apprendre à gérer l’ennui, et c’est là que cela se déclenche. Le troisième souffle est vraiment important, parce que là, on est vraiment avec les gens. » Cela, il le vit depuis très longtemps. Etudiant, déjà, il avait choisi l’immersion. Pour payer ses études à la fac de lettres de Rouen où il rencontre son épouse Michelle, il démarre le journalisme à Paris-Normandie. Il passe des semaines auprès des ouvrières à la Boucane, les saurisseries de hareng Leporc à Fécamp. Il capte tout, et aussi, ces moments de rires, de détente, de relâchement. Incomparable 🙂

le fait repérer par Raymond Depardon qui l’embauche en 1973 comme photo-reporter dans son agence Gamma. Il entame en pionnier les immersions dans les hôpitaux et les prisons françaises, va retrouver le paquebot France sur le quai de l’Oubli avant de rejoindre la très prestigieuse agence Magnum. Il faut être petit, résistant, léger, souple, tenace et courageux pour choisir d’aller se caler, volontairement, dans tous les endroits du globe où Jean Gaumy est allé poser son objectif. Du traumatisme des marées noires aux craquement des pôles, en passant par la résistance muette des poulpes et des poissons, son travail, magnifiquement présenté par le musée de la Marine, témoigne de ce corps à corps. Déjà, comme beaucoup de bons marins, Jean Gaumy a le mal de mer.
« Photographier c’est comme pêcher ou écrire. C’est sortir de l’inconnu qui résiste
et refuse de venir au jour.»
Mais cela ne l’a pas empêché de bourlinguer sur tous les océans de la planète, depuis le brouillard des plateformes-pétrolières au Nord de l’Ecosse jusqu’au silence absolu des abysses. De son enfance ballotée entre les pensionnats, des vacances à Royan face au phare de Cordouan et des explorations des bassins abandonnés dans l’ancienne Poudrerie de Toulouse est née sa double passion. « Dès l’âge de 7 ans, j’étais capable de rester 4 heures par jour à la pêche dans les rivières de l’Ariège. Je passais des heures sous les draps à rêver que j’étais dans un sous-marin, raconte-t-il. L’eau a toujours été un de mes ressorts intimes les plus puissants. C’est en pêchant, enfant, que j’ai perçu et appris le métier de photographe. Pêche et photographie sont très semblables. Les deux font émerger toute une part d’inconnu qui résiste, qui refuse de venir au jour. »

© Jean Gaumy / Magnum Photos
A chaque reportage, il se fond dans le milieu jusqu’au moment où il captera l’instant, l’éblouissement. En 1982, il a passé des mois en Andalousie avec les pêcheurs de la Almadraba, cette pêche ancestrale qui profite de la migration des thons dans le détroit de Gibraltar. Entre 2004 et 2010, la Marine Nationale l’a autorisé à partager le quotidien des marins à bord des sous-marins d’attaque (SNA) Améthyste et Perle ainsi qu’à bord du SNLE le Terrible. Un huis-clos saisissant dont il a tiré un feuilleton de cinq épisodes diffusés par Arte. Claustrophobe, Jean Gaumy ? Pas du tout, j’avais toujours rêvé de cela. On se calait entre torpilles pour dormir, pour jouer, pour trouver un peu de repos. Mais il ne fallait pas trop penser tout de même qu’elles portaient en elle le feu nucléaire. Cela impose le silence.
De là vient son credo photographique : « Je ne crois qu’au terrain. C’est vraiment animal, la photo. Se positionner sur un bateau, essayer de tenir au sol avec des bottes glissantes car la photo, comme la vague, ça peut être mortel très vite. » C’était ainsi lors de ses embarquements à bords de l’Abeille Flandre, le remorqueur de la SNSM, à bord duquel il est parti un matin de décembre 1999 assister aux tentatives de remorquage puis au naufrage du pétrolier Erika.

© Jean Gaumy / Magnum Photos
En 2018, le photographe franco-brésilien l’avait invité à le rejoindre l’Académie des Beaux-Arts dont il est aujourd’hui vice-président. Pour épée, Jean Gaumy avait choisi un « saumon », en réalité la copie en 3D d’un objet en forme de poisson, d’usage encore indéterminé, gravé et découpé il y a 15.000 ans dans un os de renne. Un symbole de la vie toute entière de cet artisan, également peintre de la marine, qui aime autant se nourrir des références du passé que s’inspirer des toutes dernières technologies. A l’Académie des Beaux Arts, dont il est vice-président, Jean Gaumy continuera de témoigner de l’énergie incroyable et la fragilité de l’homme et de l’Océan.

En 2017, l’Académie des Beaux-Arts lui a donné à carte blanche pour une nouvelle expérience : s’immerger dans les jardins de Claude Monet, à Giverny. Hugues Gall, né à Honfleur, longtemps patron de l’Opéra de Paris, qui fut le brillant et regretté directeur de la fondation Claude Monet du 26 mars 2008 jusqu’à sa mort le 25 mai 2024. Assisté par son fidèle jardinier, Gilbert Vahé, il veillait alors sur les tulipes, sur les iris, les giroflées et sur les orchidées. Rien de très maritime, en apparence, et pourtant… « Je suis aussi pêcheur de rivières, de torrents, explique-t-il. Être confronté à une rivière, c’est regarder l’eau et ses mouvements mais aussi les herbes, les ombres, la lumière. Les jardiniers de Giverny m’ont vu arriver en waders -NDLR salopette de pêche- comme sur les chalutiers. Au début, je pensais faire leurs portraits et puis il m’a fallu du temps pour m’émanciper des conventions, je ne voulais pas en rester au seul « documentaire. »


Il y a beaucoup de points communs entre Claude Monet et Jean Gaumy. Déjà, Monet était autant jardinier que peintre. Il y pensait même en voyage, envoyant des consignes à ses employés.
Jean Gaumy est lui autant pêcheur que photographe. Difficile de distinguer entre les deux ce qui prédomine, comme si ces activités formaient pour les deux hommes la face et le revers d’une même médaille. Après sept ans d’immersion dans la maison de Claude Monet, Jean Gaumy publie un ouvrage saisissant qui fait le portrait d’« une certaine nature ». Et là encore, le photo-reporter est allé chercher l’envers du miroir, comme un chemin parallèle.


Hugues R. Gall aurait pu mettre le holà à ces prises de vue singulières, mais il le connaissait bien. Parfois, il parlait de ses explorations avec son ton un peu amusé et toujours bienveillant. « Mon ami,Jean Gaumy vient faire des photos par ici. On lui ouvre les grilles quand il il n’y a personne et il passe des heures ici, des jours. On ne sait pas trop ce qu’il fait, mais il le fait bien. » Pendant ces sept années, il est venu à Giverny par tous les temps et à toutes les saisons. Autre surprise, plus technique celle-ci, toutes les photos ont été prises, non pas avec un appareil très technique, mais avec un simple IPhone.


« C’était une façon de me lancer un défi, sans pour autant céder aux facilités de ce genre d’appareil, poursuit Jean Gaumy. Mais en travaillant les tirages, je me suis aperçu que l’on pouvait aller très loin dans la matière. Il fallait que je me dégage du piège de la carte postale, des références. Laisser à Monet ses couleurs. C’est son jardin après tout ! »
« Un jardin inconnu révélé à Giverny »
Le résultat est troublant, justement, comme si on descendait du joli pont japonais où tous les visiteurs se prennent en photo pour découvrir un autre monde fait de tiges entrelacées, de corolles évanescentes, de pétales duveteux… Une symphonie végétale, qui pourrait évoquer les opéras Salomé et Capriccio de Richard Strauss, voilà qui saurait charmer aussi Hugues R. Gall, qui avait mis ces oeuvres au répertoire de l’Opéra Bastille. Des feuilles, des fleurs et des branches, mais toutes en noir et blanc… Une vision qui aurait plu certainement à l’auteur des Nymphéas, des compositions charnelles où l’on voit la vie même, la chair des fleurs, comme celle des hommes, tous fondus dans la même abstraction universelle.


Pratique :
Jean Gaumy et la Mer, jusqu’au 17 août au Musée de la Marine, Palais de Chaillot, Paris
Le livre « Une certaine nature, d’après Giverny », paraît le 28 mai aux éditions HXB.
Commissariat général
Marion Veyssière, conservatrice générale du patrimoine, directrice adjointe du musée national de la Marine
Commissariat scientifique de l’exposition Jean Gaumy et la mer
Marion Veyssière et Matthieu Rivallin, chef du département de la photographie de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie.
Prochaine Masterclass, le 3 juillet au Musée de la Marine à Paris

Jean Gaumy, Les thons sont capturés à l’aide de cannes à pêche en fibre ou en bambou de plus de 5 à 6 mètres de long et rapidement décrochés par un assistant. L’eau pulvérisée à la surface de la mer imite le mouvement des petits poissons que les thons capturent en surface. Des appâts sont jetés dans l’eau pour attirer les thons, Espagne, 1996