Le 30 novembre 2013, il y a sept ans, jour pour jour, Bernard Le Solleu a levé l’ancre vers le Grand Océan. Il y a sept ans, jour pour jour, j’écrivais les mots ci-dessous, pour lui, pour tous ses amis, sidérés. Sept années ont passé, et pas un jour sans une pensée pour lui. Je rapatrie ici ce texte. Tu aimerais, Bernard, voyager ainsi sur la Toile. Et je te vois, toujours, sourire, entre les lignes.
Samedi 30 novembre 2013 , à 7 heures du matin, Bernard Le Solleu, notre frère de plume, a rejoint Cendrars, Camus et Guilloux au paradis des écrivains. Impossible de parler de lui au passé. Bernard, pour nous tous ses amis, c’est la vie, c’est l’humour, c’est la fidélité, l’amitié toujours attentive, c’est la pertinence et aussi, parfois, comme une pirouette inattendue, l’impertinence.
Bernard, son regard d’abord, bleu, plus bleu que les cieux de Saint Malo les jours de grand vent. Bernard, son sourire pétri d’intelligence. Bernard, sa barbichette de corsaire tendre, à la fois rugueuse et douce.
Le fils d’Yvonne et d’Henry, ébéniste, est né 1er juin 1951 à Trémuson (Côte d’Armor). Tout petit, il aimait déjà les livres. Elève doué, il file au lycée, heureux de voyager, de bouger, d’apprendre. Rencontre avec Hélène, ils s’offrent leurs 18 ans. Bachelier dans le Technique ? Pas question. Le jour des premières épreuves, il quitte la salle à la fin e la première heure et choisit de redoubler en littéraire. Petits boulots à Ouest-France pour porter les plombs de l’imprimerie à la rédaction. Le métier rentre. Essais de brèves, fierté du premier papier signé puis, dès 1972, du premier CDD. Le Canard, comme on dit entre nous, il ne le quittera plus. A Rennes, au Pré-Botté, à Nantes, des années au Marin, reporter des côtes et des ports, observateur attentif des remous de la Marine Marchande, des derniers élans de la Grande Pêche et, en 1985, cap sur la Capitale pour couvrir la rubrique maritime.
Paris, port-de-mer. La rédaction d’Ouest-France brille comme un phare. Côté Ouest, le bureau de Bernard touche la fenêtre, avec vue imprenable sur les Champs-Elysées, la plus belle avenue du monde. Petit balcon avec vue sur le Fouquet’s et sur les défilés du 14 juillet. Sur son scooter aux ailes rouges, il sillonne les beaux quartiers, traque conseillers, ministres et syndicalistes. Place de Fontenoy, le tout jeune portefeuille de la Mer n’a pas de secret pour lui. A La Défense, il a ses entrées au siège de la Compagnie Générale Maritime. Pince sans rire, il révèle les petits secrets du porte-avion Clemenceau où la Grande Muette l’a embarqué. Sauveteur dans l’âme, au pied levé, il part à Zeebrugge pour le naufrage du Herald of Free Enterprise, pêche la morue au Canada avec les descendants des Terre Neuvas, embarque par gros temps à bord du remorqueur Abeille Flandre… Années d’euphorie, années d’insouciance. Dans la petite maison sur les hauteurs de Meudon, Mickaël et Antoine ont rejoint Yann, bientôt arrivera Tristan. Hélène gère tout ce petit monde entre Paris et Saint-Malo. Le dimanche, avec les garçons, on joue au foot. L’été, après les balades en Vaurien sur l’Erdre, place au Bombard sur la Rance, des excursions entre les cailloux aux lentes descentes entre Pleudihen et Le-Minihic.
Début 1990, le premier quotidien de France déménage, à deux pas de l’Elysée, au plus près du pouvoir. Adieu la grande rédaction conviviale dans le vieil appartement familial des fondateurs. Bonjour les pièces à la moquette épaisse dans l’immeuble austère des assureurs. Au 8e étage, les larges baies ouvrent sur le Sacré Cœur. Des bibliothèques réchauffent les murs, partout des livres, par piles entières, au risque parfois de voir tout s’écrouler. La page Marine rétrécit comme peau de chagrin. Le temps de mettre sac à terre pour embarquer dans de nouvelles aventures : Médecine, Environnement, Société, Justice. L’Ouest regarde Paris et la France par les yeux de Bernard, toujours à l’affût du mot juste qui rendra tout lisible, du détail qui en dira plus que des volumes d’analyse. Entretiens en tête à tête : le sage Robert Badinter, l’humaniste Albert Jacquard Serge Klarsfeld, le chasseur de nazis, Christian Taubira, militante de l’avancée des droits pour tous, Mona Ozouf, la fille de l’Ouest. Grands procès à huis clos où il croque avec précision la comédie, parfois la tragédie, humaine. De Rio au Rwanda, du Palais de Justice à la Cité des Sciences. Premiers commentaires de une, comme autant de fanaux pour faire entendre au lecteur la voix du bon sens. Le scooter rouge virevolte et finit toujours par remonter, souvent tard le soir, quand tout est bouclé, sur les collines entre l’Observatoire et la maison de Rodin.
Arrive un nouveau millénaire. La presse s’essouffle, les articles rétrécissent : 120, 80, 50 lignes. Chaque mot, chaque papier et chaque pas sont désormais comptés. La bataille se fait de plus en rude : combattre pour l’égalité des droits ; lutter contre le repli, le racisme, l’indifférence ; chercher toujours en l’autre ce qui est bon ; porter la joie, la tolérance, l’humilité ; vaincre le mal en soi-même. Parfois, le découragement. Le temps est-il vraiment venu de rentrer au bercail ? Un seul remède : chercher dans l’autre ce qui le rend plus beau : la musique, les arts, les livres qui font le lien. Croire avec détermination que tout peut aller mieux demain, chercher en chacun ce qui le rend meilleur et plus humain. Et l’écrire dans le journal. Et le dire à ses amis. Partager les meilleurs rayons du soleil, vivre le Paris de toujours, longer la Seine, de Montparnasse à l’île de la Cité. Jusqu’au jour où le souffle manque, où le fil se rompt. Est-ce ainsi que tout s’achève ?
Ta voix, ton rire, tes mots résonnent en nous et avec nous. Nous nous y arrimons, aujourd’hui comme hier. Le vent se lève, Bernard, ce n’est qu’un au revoir.