C’était un après-midi de décembre 2014, pendant la trève des confiseurs. Les derniers Mohicans de Charlie Hebdo vivotaient dans un immeuble sans grâce à l’écart de la Bastille. La rue Nicolas Appert n’était connue de personne, hormis de deux qui voulaient rendre hommage à l’inventeur du procédé de conservation des aliments. Les grandes heures du journal satirique et social, sans pub, et siège de l’irrévérence, leurs semblaient bien loin. Le digicode de la porte était en panne. On entrait comme dans un moulin. Les couloirs étaient sombres et métalliques. Une simple porte rouge, une sonnette discrète : éditions Les échappés. Le cocker de Cabu trottait d’un pas paisible à ma rencontre. Comme tous les toutous fidèles, Lila était toujours la première à la porte. Cabu suivait. Qui se souvenait alors que ce presque jeune homme au regard curieux et aux cheveux coupés au bol (qui devait fêter le 13 janvier suivant ses 77 ans) était depuis bientôt 45 ans l’esprit gratteur de cette hebdomadaire satirique. Et qu’il avait aussi appris aux enfants de la Télé à dessiner sur la chaîne n°2 avec Dorothée. En homme de presse, comme son illustre prédécesseur, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Jean, né Cabut, « se pressait de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». Entre deux piles de journaux et trois planches à dessins des « Les Unes 1969-1981 », un gros livre rose, couleur Delirium Tremens revivant treize ans d’histoire et de politique (*), nous avions pris le temps de rire, ensemble, de l’année qui s’achevait.

Quels sont les personnages le plus amusants, à croquer dans notre actualité ?
Hollande, il est très bien. Il n’a pas la prestance d’un président, plutôt celle d’un chef de rayon du BHV, vous voyez ce que je veux dire. Il ne sait pas très bien bouger, ce qui est dommage, car c’est un type très drôle. Il est toujours un peu à contretemps. Il s’est mal entouré, c’est vrai… En 2006, au procès des Caricatures de Mahomet (NDLR : diverses organisations musulmanes voulaient condamner Charlie Hebdo suite à la publication de caricatures de Mahomet) il était venu témoigner et il avait bien fait rire le tribunal, mais maintenant, il n’ose plus, c’est dommage.
Le voir aussi sérieux, aujourd’hui, c’est un masque ?
Le masque, il le portait plutôt lors de son fameux discours du Bourget, quand il avait dit : « mon adversaire c’est la finance ». Et encore, je trouve qu’il n’avait pas trop promis, mais on voit aujourd’hui c’était encore trop. Je ne sais pas si les promesses de l’époque étaient réalisables, mais au moins, ils pourraient donner des signes de gauche… Peut-être, ne savait-il pas dans quel état était la France, mais c’était son boulot. C’est toujours comme ça.
Comment trouvez-vous les traits principaux de nos personnages publics ?
La base de caricature, du dessin de presse, c’est la découverte d’une nouvelle tête. On s’entraîne pour faire plus vrai que vrai, et une fois qu’on a trouvé, on lui crée des expressions. Après vient le plus important, l’idée et la composition. Le plus fort, c’est quand le personnage dit tout par les gestes avec le minimum de texte.
Certains sont-ils plus faciles à croquer que d’autres ?
Macron, le ministre des Finances, est facile à dessiner avec son menton proéminent, un nez pointu. Il ne donne pas beaucoup de signes de gauche… La France est vraiment à droite, chaque fois que la gauche passe, c’est un miracle. Comme Mitterrand, il a été élu à gauche, pour faire rêver les gens, mais une fois au pouvoir, ils ont changé. C’est toujours comme ça.

Vous arrive-t-il de juger les gens sur leur mine ?
Je sais bien qu’il ne faudrait pas, mais je ne peux pas m’en empêcher. Marine Le Pen, je lui ai longtemps mis la tête de son père, mais maintenant, il faut faire autre chose. Je ne sais pas trop, elle n’est pas encore laide, mais elle va le devenir. Elle a un cou d’homme. Dans dix ans, elle sera bien blette. Ni Hollande, ni Sarkozy n’ont l’allure d’un président, voyez leur démarche. (il rit). Le seul qui en a la carrure, c’est Juppé. Il a trinqué pour Chirac, oui, il en a bavé. Sûrement, cela l’a adouci, et les Français aiment cela.
Selon vous, il pourrait être élu ?
Si on devait voter dimanche, je suis sûr, mais en deux ans, il peut se passer beaucoup de choses…
Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette année 2014 ?
Le Dhijad et la progression du Front National. D’ailleurs, ils se rejoignent dans les extrêmes, c’est la haine qui les tient. Pour le Djihad, le bouc émissaire, ce sont les Occidentaux, pour le Front National, ce sont les arabes, c’est un front commun, un front renversé. Comment arrêter cela ?
Vous arrivez à dessiner sur ce sujet ?
Oui, j’y arrive. Je fais souvent des couvertures sur Marine Le Pen car le Front National, ça fait peur. C’est un parti attrape-tout. On dirait qu’il y a une fatalité. On entend l’opinion publique : on a tout essayé, on va faire cela la prochaine fois… On a tout essayé… il n’y a que cela qu’on n’a pas essayé. Il faudrait retourner la bêtise contre elle-même, mais comment ?
Et sur Djihad ?
Pour le Canard Enchaîné, j’ai imaginé un dessin avec d’anciens djihadistes qui réclament la création d’un congrès d’anciens combattants. Ils disent : « On était des malgré nous, l’Etat Français n’a pas empêché les gourous, les imams, de nous gâcher notre jeunesse. On veut des retraites, des primes, comme tout le monde et quelques petites compensations… » Je ne sais pas si cela va passer…
Etes-vous toujours antimilitariste ?
Mon antimilitarisme, je le tiens de la Guerre d’Algérie. Malheureusement, je suis parti en Algérie, en 1958, et l’adjudant Kronenbourg que je dessine parfois, je l’ai vraiment connu. Aujourd’hui, comme il n’y a plus de conscription, on ne s’intéresse plus à l’armée. Pourtant, on devrait s’y intéresser beaucoup plus. Ils réduisent un peu les effectifs, mais le budget change peu, car le nucléaire, la force de frappe, cela coûte cher. Pourtant, il y aurait des économies à faire, parce que contre le Djihad, les porte-avions ne sont pas très efficaces…
La crise de la presse, vous en riez aujourd’hui ?
Je ne suis pas prophète, mais cela me fait peur de voir que les jeunes n’achètent plus de journaux. je pense que je verrai la disparition du papier et cela m’inquiète, car le papier, c’est la réflexion. La presse est en crise et la presse satirique aussi. Charlie Hebdo ne va pas bien non plus. Les ventes chutent, on a déjà baissé les salaires, c’est dur pour les jeunes dessinateurs. On a fait appel au peuple. On a reçu 80.000 euros en trois semaines, il en faudrait 150.000.
Est-ce qu’on peut toujours rire et dessiner sur tout ?
J’essaye… On peut essayer, quoi, mais il y a des sujets délicats. Parfois, le rire s’étrangle, mais c’est notre seule arme, l’humour, la dérision… Coluche a vraiment révolutionné le langage. C’était un clown, et un ami du journal. Il venait tous les soirs, en moto, à la rédaction de Charlie, humer le fumet des rotatives. Son langage était simple. Il avait toujours dans sa poche, un petit magnéto, il disait un mot, cela faisait un sketch, il n’écrivait jamais. Quand il dénonçait la pub, le racisme, tout en faisant beaucoup rire, il se mettait vraiment en danger. Qui le fait aujourd’hui ?

Est-ce que vous faites de l’anticipation ?
Quelquefois, on fait des dessins prémonitoires, c’est très rare. J’en ai fait un, quand Jospin est arrivé à Matignon, j’avais dessiné le buste de Le Pen et la légende, c’était : « si tu n’arrives pas, ce sera lui ». On l’a vu au 2e tour, c’est très rare, mais jouissif.
Quand vous dessinez, est-ce que cela a un effet ?
Aucun. Je fais un personnage, le Beauf, depuis 40 ans, j’avais pris comme modèle un patron de bistron à Chalon surMarne où je suis né. Il y a une dizaine année, j’y suis retourné, son fils ne savait pas que je dessinais son père… Les beaufs ne savent pas qu’ils sont des beaufs, on ne prêche que des convaincus. Si je conduisais, je serai un Beauf au volant.
Les enfants des années 1980 ont grandi avec Recré A2 et votre générique. Est-ce que vous regardez encore la télé des Enfants ?
Non, j’avais un fils (Mano Solo) et il est mort. Je suis plutôt peinard dans la vie, lui, c’était un vif-argent, un bagarreur. Il a tenu le maximum, au moins 20 ans. Il ne faut pas terminer sur une note comme ça. Dites que je ne regarde plus la télé pour enfants, car il n’y a plus d’animatrice, Dorothée avait le rôle de la grande sœur. Il y avait une complicité. Maintenant ils diffusent des séries, c’est tout. chaque année, je changeais de thème, je faisais de fausses leçons de dessin, des leçons de caricature. Pour représenter Mitterrand, je faisais une cafetière que je retournais et cela donnait Mitterrand. Il y avait tant de dessin à la télé. Il y avait Téléchat, Folon, la Linéa, les Shadocks. Je plaide pour le dessin de presse. Il y a des très bons dessinateurs de BD, mais le dessin de presse aurait tendance à s’apauvrir, faute de place. Refaire des dessins, cela redonnerait peut-être aux enfants, le goût du papier ?
(*) Charlie Hebdo, les Unes 1969-1981, réunit en 320 pages, près de 700 unes commentées par des grandes plumes (Michel Rocard, Gisèle Halimi, José Bové, Luis Sépulveda, Robert Badinter…)