EN SCÈNE Musique OPÉRA

Thomas Ades décrypte son Ange Exterminateur

Le compositeur britannique dirige, en chair et en os, la création de son troisième opéra, The Exterminating Angel, sur la scène de Bastille. Un événement.

Sur la scène de Bastille, Frédéric Antoun, alias Comte Raúl Yebenes, jette un regard en direction du chef d’orchestre. Ce n’est pas tous les jours qu’un ténor peut regarder en face le compositeur qui a posé sur le papier les notes de son aria. La présence de Thomas Ades dans la fosse, c’est la chance inouïe que partagent les interprètes et les spectateurs de The Exterminating Angel que l’Opéra de Paris présente du 29 février au 23 mars. Le compositeur britannique, figure majeure de la composition musicale contemporaine, s’investit corps et âme depuis le début de l’année dans la production française de son troisième opéra. Le thème de The Exterminating Angel le fascine depuis plus de quarante ans, quand il a découvert à l’âge de treize ans, le film de Luis Buñuel sorti en 1962.

Thomas Adés Photo: Marco Borggreve All rights reserved

Il s’explique dans un passionnant entretien réalisé avec son librettiste Tom Cairns en 2016, lors de la création de l’oeuvre en 2016 à Salzbourg (Autriche) et publié in extenso dans le programme de présentation de l’opéra Bastille. « Ma mère est historienne de l’art, en particulier de l’art surréaliste, et Dali et Buñuel font partie de son champ de recherche. Ce film, l’Ange exterminateur de Buñuel est resté gravé en moi au point que c’est devenu obsessionnel. »

Depuis l’enfance, Thomas Ades parle avec les anges et communique avec eux à travers des bruits produits « avec toutes sortes d’objets ». C’est pourquoi il aime diriger lui-même ses œuvres afin de ressentir « physiquement » leur présence. Ceux qui flottent au-dessus de la scène de Bastille sont pourtant redoutables. En fait, il n’y en qu’un, l’Ange exterminateur, mais qui est-il ? Dans la Bible, cet Ange aurait donné la mort à tous les enfants premiers-nés d’Egypte. A quoi ressemble-t-il ? Quelques tableaux baroques lui ont prêté une enveloppe corporelle.

L’affiche du film L’Ange Exterminateur de Luis Buñuel

Avec son film, Luis Buñuel lui a inventé une histoire contemporaine et surréaliste. Dans les années 1960, le couple Nobile, Lucia et Edmundo, invitent des convives à une fête en l’honneur de la cantatrice Leticia Meynar, qui vient d’interpréter Luci di Lamermoor. Mais au manoir, tout dérape. Les serviteurs quittent la maison. Les invités vont d’orgie en orgie et se retrouvent peu à peu pris dans un invisible piège qui les retient malgré eux dans la maison. Leurs travers les plus bestiaux se révèlent jusqu’à ce qu’une délivrance providentielle les libère de leur carcan. Le film s’achève sur une scène apocalyptique où des moutons sacrificiels pénètrent dans une église cependant que les cloches du jugement dernier sonnent à toute volée.

Pour son décor, le metteur en scène Calixto Bieto a choisi une unité de lieu avec une immense salle de réception d’une blancheur immaculée. Un enfant portant des ballons en forme de moutons livre une clef inattendue. Thomas Ades et Tom Cairns jouent, eux, sur le mot « encantado », prononcé par l’un des personnages pour faire de cet espace vierge « une maison enchantée », en réalité, « ensorcelée » où les personnages se retrouvent pris au piège, un peu à la manière de la chanson des Eagles, Hôtel California, tube de nos années étudiantes – c’était le plus long des slow, 7 minutes – où une situation idyllique glisse peu à peu dans l’effroi.

Les paroles de Glenn Frey, guitariste et fondateur des Eagles pourraient se calquer sur The Exterminating Angel  : This could be Heaven or this could be Hell (Ça pourrait être le paradis comme ça pourrait être l’enfer, puis :  

Mirrors on the ceiling Pink champagne on ice, And she said : We are all just prisoners here Of our own device, And in the master’s chambers They gathered for the feastThey stab it with their steely knives But they just can’t kill the beast (Il  y a des miroirs au plafond. Le champagne rose dans la glace. Et elle dit : Nous ne sommes tous ici que des prisonniers volontaires De nos propres désirs matériels Et dans les chambres des maîtres d’hôtel Ils se réunirent pour le festin Ils la piquent avec leurs couteaux d’acier Mais ils ne peuvent tout simplement pas tuer la bête.

Thomas Ades donne une voix à cet ange invisible et terrifiant, ce sont les ondes Martenot, instrument rare joué par Nathalie Forget et dont les sonorités surnaturelles sont profondément troublantes. « Les ondes Martenot, explique le compositeur, deviennent un symbole, la voix de cet ange exterminateur, dans le sens où l’instrument se fait entendre, chaque fois qu’un personnage dit quelque chose qui contribue à la situation d’immobilité… Les ondes Martenot ont un son magnifique et délicieux. Il ne faut pas oublier que si l’ange exterminateur est une force terrifiante et destructrice – une absence, une négation ) il possède aussi quelques chose de très attirant et de séduisant. Les ondes Martenot sont donc comme les sirènes de la mythologie grecque qui disent : « Restez ! »

Nathalie Forget, interprète des ondes Martenot, fantôme idéal de la musique

Dans la salle, on reste en effet envoûté tant par le complexe jeu scénique des quinze solistes qui ne quittent jamais la scène, et des dix personnages annexes, que par la musique somptueuse. Dans ce huis clos terrifiant, la seule, la véritable libération vient par ces notes, ces accords, ces demi-ton, ces tritons d’une virtuosité affolante. A ceux qui savent l’écouter, la musique ouvre les portes d’un ailleurs éblouissant de vérité.

A l’Opéra de Paris jusqu’au 23 mars 2024

https://www.operadeparis.fr/saison-23-24/opera/the-exterminating-angel

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