
La Bande Originale du film Saturday Night Fever a lancé la déferlante du Disco dans le monde et influencé des générations, depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. La musique des Bee Gees agite toujours les boites de nuit, mais que penser du scénario de ce film culte ?

C’était le rêve de ma fin d’enfance : voir le film Saturday Night Fever. En cet été 1978, dans mon collège, Rabelais, à Saint-Maur des Fossés, on ne parlait que de cela. Tous mes camarades de classe y étaient allés. Nous avions douze, treize, quatorze ans, encore la goutte au nez. Et c’était super ! Sa musique était partout. Dans les boum, les garçons se prenaient pour John Travolta. A la maison, entre filles, on inventait des chorégraphies sur Stayin’ alive ; Night Fever ; You should be dancing. Les Bee Gees signaient la Bande Originale qui allait devenir la plus célèbre du monde, après plus de 40 millions d’exemplaires de ventes.

Moi, je ne connaissais pas l’histoire. Je ne voyais qu’un immense dance-floor clignotant où des tubes s’enchaînaient jusqu’au bout de la nuit. Et bien sûr, l’imparable slow How deep is your love qui ouvrait le quart d’heure américain dans les boums du Samedi après-midi. Et j’en voulais à ma mère qui m’avait interdit d’aller voir le film tout en rêvant de l’ambiance électrisante des boites de nuit que je ne connaissais pas. La vogue du Disco était lancée, les couleurs flashy, les chemises en satin brillant largement ouvertes sur les torses velus, les chaussures à plate-forme, les jupes qui tournent, les cheveux mousseux, les soirées du samedi… John Travolta et les Bee Gees étaient les égéries de cette folle aventure dont l’Europe et la France, en particulier, devenaient les porte-drapeaux de cette machine à danser.
D’ailleurs, les frères Gibb, Barin, Robin et Maurice, fondateurs du groupe australo-britannique venaient d’arriver au château d’Hérouville dans le Val d’Oise, quand leur producteur Robert Stigwood leur avait commandé cinq chansons pour un film dont il n’avait pas encore écrit le script. Il se souvenait d’une chanson qu’ils serinaient pendant leurs vacances aux Bermudes, en répétéant « Saturday night… Saturday night. ». En quelques jours, ils enregistraient Stayin’ Alive, How deep is Your Love, Night Fever, If I can’t Have You et More Than A Woman dans l’escalier du château, dont ils appréciaient l’acoustique. Pendant ce temps, John Travolta répétaient les chorégraphies sur le seul titre disponible « You should be Dancing » qu’il adorait au point de demander à ce qu’il soit inclus dans la bande originale, au même titre que Jive Talkin’ composée en 1975.

Et nous les avons écoutés en boucle, encore et encore. Le temps semble n’avoir pas de prise sur l’effet d’entraînement de ces musiques simples et efficaces. On dit bien que le rythme de Stayin’ Alive sauve des vies car il est celui que l’on doit reproduire pour réaliser les massages cardiaques…
Et puis, ma mère est morte et, quarante-cinq ans après, Arte a re-diffusé la Fièvre du Samedi Soir que j’ai enfin regardée, non sans éprouver le frisson de culpabilité issu de toutes ces années d’interdiction. Mais le choc fut au-delà de ce que j’imaginais. Très vite, l’envoûtement des premières images, le beat de Jive Talkin’ en concordance parfaite avec les bottes rouges du héros, Tony, l’attirance magnétique pour la belle gueule et le corps parfait de John Travolta laissèrent la place à une gêne, à un agacement, et bientôt au dégoût, jusqu’à la nausée. Consternée, je découvrais le pitch : Tony Manero, originaire de Brooklyn, gagne petitement sa vie comme employé de magasin. Il ne trouve le sens de sa vie que le samedi, quand il enfile sa tenue de lumière pour aller sous la boule disco de la discothèque où il est le dieu de la piste pour toutes les filles. Il aime aussi le frisson de l’interdit quand il va jouer à frôler le vertige entre les travées et les arches du mortifère pont de Brooklyn. Il méprise la pauvre Annette qui l’adore et tombe amoureux de la belle Stéphanie qui a d’autres aspirations et rêve d’ascension sociale, à n’importe quel prix. Le scénario est tout droit inspiré par un article paru en 1976 dans le New York Times, « Tribal Rites of the New Saturday Nigh » – Rituels tribaux du nouveau samedi soir-, infiltration dans les discothèques de New-York et tentative d’analyse des distinctions entre les boites de Brooklyn et celles de Manhattan. Dans la fumée des cigarettes, avec leurs chemises en synthétique qui sentaient la sueur, ces vieux ados fauchés, préoccupées par leur seul appendice sexuel, ne trouvaient d’accomplissement qu’en humiliant les filles qu’ils croisaient et dont ils ne retenaient même pas les prénoms.


C’était donc cela, la Fièvre du Samedi Soir, ces vannes éculées, les p’tites fumettes, les viols sur le skaï de la banquette ? Bien sûr, le propos du réalisateur John Badham peut aussi se comprendre comme une critique prémonitoire, mais ce n’est pas certain. La mère est là pour débarrasser la table et faire la vaisselle. Les garçons trouvent une jubilation réelle dans les gestes obscènes et les coups du samedi soir. Leurs petits fantasmes s’écrasent dans le métal du pont de Brooklin, c’est là, l’avertissement. J’ai compris ma mère et je l’ai remerciée d’avoir préservé mon innocence. Le plus triste est qu’à l’époque, les écoliers, les lycéens couraient voir et revoir le film dans les salles obscures, et que ce message libidineux et macho a infusé pendant des années dans les cerveaux modelés par les tubes des Bee Gees.
Alors, aurait-il fallu interdire Saturday Night Fever ? Aujourd’hui, si un tel film sortait, est-ce que des bataillons de femmes se lèveraient ? Est-ce que ce serait un nouveau scandale ? Interdire, non, mais avertir, alerter – comme chantait Jacques Higelin « alertez les bébé ! « , alerter les enfants, les apprentis amoureux que nous étions que ce n’était pas cela la vie, que ce n’était pas cela l’amour. Dans tous les cas, avertir, avertir encore que l’irrespect, le mépris de l’autre, c’est l’irrespect, le mépris de soi.