EN SCÈNE QUI EST DOÑA MUSIQUE ?

Le Soulier de satin de Paul Claudel, ou la petite voix de Camille

Comment décrire le Soulier de satin de Claudel, ce drame de la passion et de la démesure ? Impossible d’approcher ce qui dépasse chacun d’entre nous, y compris son auteur, sans y laisser ses souliers – au moins un – ses plumes et son âme toute entière. C’est ainsi que la troupe de la Comédie Française, guidée par Eric Ruf, son administrateur général, offre cette oeuvre qui ne laisse personne indemne, comme un manifeste de résistance, un immense cri d’amour et de désespoir face à un monde qui s’effiloche ici, et qui s’éveille, là-bas, entre les volcans et les forêts impénétrables. Et, à travers les gestes si fluides, la musique qui s’insinue comme une valse, apparaît une silhouette, une voix emmurée et pourtant triomphante, Camille, la grande soeur de l’auteur, Paul, comme une Antigone ou une Madone.

Birana Ba (un soldat et le Vice-roi de Naples)

Aborder le Soulier de satin, c’est savoir que, forcément, on sera dépassé. Est-ce qu’on ira au bout ? Est-ce qu’on ne se fera pas dévorer avant ? Qu’est-ce qu’on pourra y comprendre ? Est-ce qu’on y survivra ? C’est la pensée que partagent ceux qui vont écouter la pièce, ceux qui la jouent, ceux qui l’étudient, ceux qui la mettent en scène et même, sûrement, celui qui l’a écrite, tant ce monument, cette œuvre-océan, univers ne tolère aucune limite, aucune frontière. Que dire de plus ? Ou au contraire que taire ? Que laisser deviner ? C’est tout le travail auquel se sont livré Eric Ruf, et sa troupe.

Don Rodrigue (Baptiste Chabaudy)

Déjà, dans le couloir qui mène à la salle, on est dépaysé par le cri des mouettes, familières et presque rassurantes. C’est vrai, on est tellement noyé déjà par le texte, qu’on a failli oublier que l’essentiel se passe en mer, balloté par les grands fonds et les marées. Il y a tellement de mots qu’on en oublierait les sons, la musique, l’air. Pour leur laisser un peu de place, Eric Ruf a dépoussiéré le texte d’origine tellement foisonnant. On y perd des scènes de poésie pures, comme le monologue de l’ombre double ou celui de la lune, mais on y gagne de moins divaguer et, peut-être, de comprendre, un tout petit peu mieux. On s’installe lentement, on se salue, votre voisin de siège sera à vos côtés pendant 8h30. C’est une épreuve qu’on va traverser ensemble, un peu comme le Vendée globe du Théâtre. Derrière, un père résume à sa fille : « C’est l’histoire d’un amour et il y a des rebondissements… » Certains ont déjà vu les précédentes mises en scène et ne s’en sont toujours pas remis : Olivier Py en 2003 et 2009 ; pour les plus anciens en 1987, Antoine Vitez à Chaillot où Ludmila Mikaël, la mère de Marina Hands, jouait Doña Prouhèze. La fille reprend le rôle de la mère, c’est émouvant. Et puis, il y a Didier Sandre, lui aussi aux côtés de Vitez à Avignon et à Chaillot, où il était Rodrigue, l’amoureux fou. Maintenant, il est Pélage, ce mari et ce juge terrible. C’est vraiment la famille. Et puis, il y a l’Annoncier, l’excellent Serge Bagdassarian, qui ressemble tellement à la description que Claudel fait de lui : « C’est un solide gaillard barbu et qui a emprunté aux plus attendus Velasquez ce feutre à plumes, cette canne sous son bras et ce ceinturon qu’il arrive péniblement à boutonner. » Il est là pour dire ces mots, que je ne me lasse jamais d’écouter :

« Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. »

Don Pélage (Didier Sandre) et Doña Honoria (Danièle Lebrun)

Chaque phrase est comme un collier scintillant de perles fines que la mise en scène exalte avec une sincérité déroutante. Pas de décors superflus, pas de vidéos, pas de stratagèmes. La scène nue où tombent, comme du ciel, des toiles peintes somptueuses dans la grande tradition du théâtre des Lumières. Des sons, des mouvements pour figurer l’Océan et ses tempêtes. Une immense passerelle coupe la salle en deux et permet à la scène de devenir palais, forêt, continent. Les comédiens la font vibrer. Ils la traversent d’un pas martial, ou hésitant, en bondissant, en rampant.

Ils portent les costumes extravagants dessinés par Christian Lacroix, des splendeurs baroques tellement belles qu’on aimerait pouvoir les contempler centimètre par centimètre. Des dentelles, des soies, de moires, le pourpoint bleu nuit de Don Pélage, des habits de conquistadors ruisselants d’or. Pour les hommes, comme pour les femmes, Lacroix a convoqué toutes les teintes de rouge, le carmin, le vermillon, le grenat, le pourpre, la pêche, le sienne. Des velours, des dentelles, des perles, des broderies, des impressions, des pourpoints, des chausses, des fraises, des culottes bouffantes. Des rubans, et même des ailes, car il y a un ange, écrasant comme un démon.

Don Balthazar (Laurent Stocker)

Il faudrait des heures pour tout raconter : les lumières comme dans les tableaux flamands, les fascinants jeux d’ombre, les instants où on n’ose plus respirer ; la salle qui craque comme un vieux gréement, traversée par cette passerelle où les acteurs ne cessent de passer, repasser. La salle qui rentre dans le jeu, qui devient la foule, la cour du Roi, avec ses fraises, l’océan avec ses baleines, cette multitude de personnages qu’il faut pour représenter tous les continents et le monde entier. Ces phrases belles à pleuree : « C’est l’amour qui doit me donner les clefs du monde » et encore « Je sais que mon bien-aimé est de l’autre côté de la mer ».

Il faut que je m’arrête un peu ici, car si ce site porte le nom de Doña Musique, c’est bien parce que ce texte ne m’a plus quitté depuis le jour où je l’ai découvert, étudiante sur les marches du Théâtre de Chaillot. En ces années là, Antoine Vitez était à la barre et sa distribution réunissait aussi Robin Renucci, Redjep Mitrovitsa… Tout de suite j’avais reconnu Doña Musique, cette luciole qui aime tant et si bien qu’elle invente l’amour qui la sauvera. Avec Eric Ruf, la musique prend toute sa place, elle apporte une fluidité entre le piano, le violoncelle, le violon et les acteurs qui chantent et nous font chanter. Ils confèrent une force et un sens différents au rôle de Doña Musique, on ne l’écoute plus de la même manière.

Parler ou écrire à propos du Soulier de satin, forcément, cela fait peur. Comment une petite chaussure si fragile peut-elle sembler aussi effrayante, ce n’est pas une botte de sept lieues, ni une pantoufle de vair. On pourrait la froisser, l’écraser. Il n’y en a même pas deux, alors, comment pourrait-on simplement marcher avec ? A quoi sert-il ? C’est l’œuvre d’une vie, une œuvre fleuve, une œuvre univers, une œuvre qui dépasse totalement ceux qui le lisent, ceux qui l’étudie, ceux qui l’écoute, et même celui qui l’a écrit. Oui, Paul  Claudel a forcément été totalement dépassé par son œuvre. Comme il le fait dire à Don Pélage, « il a été l’ouvrier d’un rêve » qui était plus que le sien. Paul porte un soulier et tend le second à cette Autre, sans laquelle il n’est rien. Et Claudel a beau écrire pour tenter de refermer la page : « Explicit opus mirandum », ici, s’achève le chef-d’œuvre, on sait bien que rien n’est fini, que rien ne finira jamais et que, pour le restant de ses jours, on portera ce texte, comme une croix, ainsi que son auteur l’a porté, lui aussi, jadis.

Eric Ruf a voulu cette mise en scène, un peu comme Don Carlos dans la pièce de Victor Hugo entend « se dépouiller des manières de Roi » et dans cette nudité, deux figures détachent lumineuses et incandescentes. Il aime cette pièce car les personnages y vieillissent. Tout le contraire de la « Folle journée » de Beaumarchais. Il s’y écoule une éternité, au moins une trentaine d’années. Commençons par Rodrigue. La première journée, il est un gamin, fou et ardent comme un jeune chiot. Il se vêt de tout l’or du Pérou, des Amériques. Malgré sa fortune et ses armes, il se révèle impuissant à aimer vraiment une femme. Il faut, comme l’Innocent dans l’opéra Boris Godounov, qu’il devienne « ce mendiant qui n’a pour asile que trois planches sur la mer » pour qu’il trouve enfin le respect, et les mots qu’il prononce alors sont tellement justes et vrais que personne ne peut plus les comprendre : « je ne puis assurer la paix si vous ne me donnez le monde entier ». A la fin, il est ce vieillard qui peint des images pieuses et dont les derniers mots pourtant, seront de bonheur : « Mon enfant est sauvé », mais qu’en sait-il, vraiment ?

Et puis, il y a Doña Prouhèze. Le premier jour, comme elle aime le soleil. Elle dit : « Ce n’est pas la mort, mais la vie que je voudrais. » La première robe de Doña Prouhèze est une splendeur rouge, avec un bustier en soie blanche, brodée de bleu azur. Elle voudrait aimer ce Don Pélage, qui pourrait être son père. Elle s’y essaye, elle donne son « consentement ». Mais non, elle veut se frotter aux épines de la vie. Bientôt, elle va la déchirer. Puis, elle portera une simple robe blanche et grise et, un peu plus tard, un costume d’homme quand elle est capitaine à l’égal de Don Rodrigue, et c’est peut-être justement ce qu’il ne supporte pas, qu’elle apparaisse comme son égale. Tout ce temps, elle commande, librement, sa forteresse, s’y enferme avec Don Camille, qui lui donnera son enfant, Doña des Sept Epées. Elle a laissé son soulier, mais elle porte des bottes et des vêtements d’homme. Et son bastion, elle le défend, contre vents et marée, et contre Don Rodrigue qui ne trouvera pas le mot, le seul qui l’aurait fait rester près de lui.

Qui est Doña Prouhèze qu’aime Don Camille ? Eric Ruf et Christian Lacroix lui offrent une robe de reine, puis des haillons. Elle-même retire son petit Soulier de Satin qu’elle offre la Vierge pour aller, désormais claudicant et on ne peut que penser à ce billet adressé en 1896 par Camille Claudel à Auguste Rodin – qui lui propose peut-être de la présenter au président de la République :

« Je ne puis aller où vous me dites car je n’ai pas de chapeau ni souliers,

mes bottines sont toutes usées. »

Et les mouvements des acteurs, les tournoiements des costumes de Lacroix se parent des reflets des statues de Camille qui savait si bien traduire la tendresse, la passion, l’attente, la supplication. On comprend alors, on comprend enfin, ce texte qui nous dépasse tous, qui nous hurle la beauté et la douleur des femmes, leur liberté et leur puissance. Paul, le petit Paul né le 6 avril 1868, tout revêtu qu’il soit de sa toge impériale, n’en est pas le seul auteur, c’est Camille qui crie sous sa plume, Camille, la grande soeur née le 8 décembre 1864, qui l’a toujours choyée, internée malgré elle en 1913, à l’asile de Ville-Evrard en région parisienne et transférée en septembre 1914 à Montfavet dans le Vaucluse. Le Soulier de satin est écrit entre 1918 et 1923, mais la pièce est représentée pour la première fois par Jean-Louis Barrault le 26 novembre 1943. Camille est morte de faim quelques semaines plus tôt, le 19 octobre 1943, dans son asile de Montdevergues. Pendant ces trente années, Paul qui vit depuis 1927 dans son château de Brangues à 300 kilomètres de là ne lui a rendu visite que douze fois. Mais ils n’ont cessé de s’écrire. Que sont leurs lettres devenues ? Paul, mort le 23 février 1955, à l’âge de 86 ans, repose sous les grands arbres de son domaine. Le corps de Camille, inhumé au cimetière de Montfavet dans une tombe provisoire, a été transféré dix ans plus tard, en 1953, dans une fosse commune. Camille, tout à la fois, Doña Prouhèze, la sacrifiée et Doña Musique, celle qui inventer son amour et sa vie. Camille, une, seule, unique et merveilleuse.

Pratique :

Le Soulier de Satin de Paul Claudel à la Comédie Française

Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025, de 15h à 23h30

Équipe Artistique

Version scénique, mise en scène et scénographie : Éric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumière : Bertrand Couderc
Direction musicale : Vincent Leterme
Son : Samuel Robineau, de l’académie de la Comédie-Française
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Collaboration artistique : Léonidas Strapatsakis
Assistanat à la mise en scène : Alison Hornus et Ruth Orthmann
Assistanat aux costumes : Jean Philippe Pons et Jennifer Morangier

et de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat à la mise en scène : Aristeo Tordesillas
Assistanat à la scénographie : Anaïs Levieil
Assistanat aux costumes : Aurélia Bonaque Ferrat

Correspondance de Camille Claudel, édition d’Anne Rivière et Bruno Gaudichon, ed Gallimard

1 commentaire

  1. […] monastère en construction. C’était des années, telles que Paul Claudel les narre dans son Soulier de Satin. Le 5e vice-roi du Pérou, Francisco Toledo (1515-1582), avait souhaité en 1576 la fondation […]

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