COLOMBIE EXPO

Olga de Amaral, les rhapsodies de la Pachamama

Il y a autant de manières de contempler les oeuvres d’Olga de Amaral que d’êtres vivants sur terre. C’est pourquoi il est impossible de décrire parfaitement le voyage à laquelle cette artiste majeure née le 19 février, ou le 14 juin, 1932 à Bogota où elle vit toujours nous invite dans chacun de ses tissages et au fil du parcours que la Fondation Cartier a composé autour de son travail avec l’aide de l’architecte Lina Ghotmeh. Cette rétrospective majeure réunit des pièces jamais vues et venues de tous les pays (la Casa Amaral à Bogota, Mellin, mais aussi Londres, New-York, Los-Angeles, Lausonne, Angers). Olga de Amaral vient de célébrer ses 93 ans, toujours au service de la diffusion de cet art emprunt de la force de son continent et de la culture andine. Cette vie de passion et de création change notre regard sur l’art et sur le monde.

On entre par la gauche. D’abord, il y a le jardin tout autour, avec sa lumière, les arbres qui tendent leurs branches, au sol, des rochers noirs et, tendues entre eux, d’immenses rideaux, debout comme des montagnes. Olga de Amaral comprendra, et excusera, j’espère, ce terme de rideau accolé à celui de montagne car ses oeuvres sont ensemble tout cela. Elles créent, structure, unissent ou séparent le monde. Tentures, paravents, rideaux de perles, comme dans les maisons de nos grands-mères, qui ouvraient ou fermaient l’espace, elles offrent leur masse immense comme une couverture où l’imagination se drape, prête à tous les voyages.

On se retrouve ainsi entre Grand muro (grand mur, 1976) et à Muro en rojos (murs rouges, 1982), traversant Paisaje de calicanto y rocas (paysage de calicanto et de roches, 1981) et Riscos en bruma 2 (Falaises dans la brume, 1988). Haute de 7 mètres et large de 8, Muro en rojos respire le quotidien d’Olga de Amaral. Les bandes rectangulaires monochromes cousues sur un support de coton qui la composent évoquent les murs de briques de sa maison à Bogota. Les guides de la Fondation disent leur chance d’avoir vu couler les saisons sur ces immensités où la lumière glisse, s’accroche, se niche, répond aux ocres et rouges de l’automne, augmente la blancheur de l’hiver. Par leurs strates, leurs longueurs, les épaisseurs irrégulières, elles tissent aussi la carapace qu’une créature formidable aurait déposé là, quelques instants.

Olga Ceballos Vélez, sixième enfant d’une fratrie de huit, est née dans le quartier traditionnel de Teusaquillo. Son père est ingénieur minier. Elle grandit entourée de sa grand-mère, de sa mère et de ses quatre soeurs, tout en commençant des études d’architecture. A 21 ans, elle prend déjà la direction du département dessin du Colegion Mayor de Bogota. Mais, alors que la Violencia, guerre civile, déferle sur son pays, elle quitte la Colombie pour aller étudier à l’Académie des Arts de Cranbrook aux Etats-Unis. Influcée par l’école allemande du Bauhaus, l’école prone l’abolition de la séparation traditionnelle entre artiste et artisan. Cette réconciliation trouve tout son sens pour la jeune femme, dans son pays et sa culture où les tissages portent tant de fonctions, usuelles comme symboliques. C’est là qu’elle réalise ses premières structures de tissage complexes, comme les Elementos rojo en fuego (Éléments rouges en feu, 1973), où elle même laine et crin de cheval. Et qu’elle rencontre Jim Amaral, artiste américain d’origine portugaise, avec qui elle se marie en 1957. Avec leurs deux enfants, Diego et Andrea, ils se réinstallent à Bogota et fondent l’entreprise de tissus décoratifs Telas (Tissus) Amaral. Un peu plus tard, en 1965, elle fonde le département textile de l’université des Andes à Bogota.

C’est aussi à la culture andine qu’elle emprunte sa série Riscos (falaises) avec leurs bandes verticales segmentées, l’esprit des quipus (ou khipus, ce système de comptage mystérieux, utilisé pour collecter et conserver les données). Et peut-être aussi une plus récente, Brumas (Brumes, commencée en 2013) dont 23 pièces sont présentées dans la petite salle du rez-de-chaussée. Constituées de milliers de fils de coton enduits de gesso (enduit composé de carbonate de calcium et, à l’origine, de colle animale), ces fibres aériennes semblent tomber du ciel, comme une pluie colorée ou comme les racines de mystérieuses îles flottantes.

Du ciel à la terre, il n’y a que quelques pas qui descendent et s’enfoncent sous les roches. La grande salle du sous-sol de la Fondation Cartier devient une caverne aux merveilles qui se dévoilent peu à peu lorsque l’on s’accoutume à l’obscurité. Dans cette mine de gemmes, on déambule, en compagnie d’ombres et d’esprits, tout juste séparés d’eux par quelques fils ou bandes tressés. Dans cette spirale magicienne, on commence par explorer les techniques ancestrales qu’Olga de Amaral a empruntées pour créer son univers. Les fils de lin, de laine, le crin de cheval, les sachets de plastique même (Luz Blanca, lumière blanche). Les Lienos ceremoniales (vêtements cérémoniels), les tissus sont tressés, teints, enduits de rouge, de bleu, de blanc, comme les ponchos incas qui paraient les victimes déposées en offrandes aux sommets des volcans qui couronne de la Cordillère des Andes.

La spirale imaginée par la scénographe-architecte Lina Ghotmeh continue de se dérouler pour accompagner les recherches menées par Olga de Amaral autour de la lumière. Après le rouge, le bleu, le violet, le marron apparaît l’or. On aurait pu craindre que, comme pour les Conquistadors assoiffés débarqués sur le continent amérindien, l’utilisation du métal sacré bascule dans l’excès, mais pas du tout. L’or est l’alphabet d’Olga de Amaral. Depuis l’enfance, elle a fréquenté les autels des églises baroques de Bogota et elle connaît tout aussi bien le sens que les cultures andines et précolombiennes lui accordent. Elle l’invite dans ses paysages imaginaires comme un interprète sacré, un lien entre le matériel et le spirituel. A partir du milieu des années 1980, la feuille d’or devient l’un de ses matériaux de prédilection, associé aux fils de coton, au gesso et au lin souple comme un cuir vivant.

« Le textile de la mémoire »

« Je me suis aperçue, explique-t-elle, que le gesso et le stuc me permettaient d’ajouter des ins­criptions et des formes géométriques simples en bas­-relief – soleils, spirales, cercles, carrés – qui enrichissaient la signification des surfaces finales et leur conféraient un aspect intemporel, comme les glyphes et les inscriptions que l’on peut trouver taillés dans des pierres. Pour masquer l’aspect sec et rêche que l’enduit donnait aux unités, j’ai recouvert ces dernières de papier de riz. Cela leur apportait un éclat particulier, fluide et organique, qui laissait encore deviner ce qui se cachait au-dessous. Pour finir, j’ai appliqué la feuille d’or. Chacune de ces étapes imprime sa marque. Tisser, joindre et tresser les éléments me permettait de courber, de tordre et de draper l’or librement. Mais, pour obtenir les vastes paysages imaginaires que j’entrevoyais, j’avais besoin de plus grandes quantités d’éléments. Pour les fabriquer, il me fallait d’autres mains, d’autres personnes partageant un certain état d’esprit, un certain rythme, du silence, de la concentration et un amour du travail manuel. »

Depuis Bogota, où elle crée et enseigne, Olga de Amaral s’attache aussi à partager son amour pour le territoire colombien, ses chutes d’eau, ses constructions, sa terre et la couleur des montagnes andines. Pour elle, qui sait les magnifier, chaque fil est un mot, « le textile de la mémoire », toujours à l’image des Khipus incas et l’on retrouve bien ces cordelettes nouées dans les Escritos (les Ecrits), les Nudos (les Noeuds), vocabulaire élémentaire de chacune de ses toiles. Au-delà, pour le visiteur qui les découvre, chaque regard est un moment unique. Où se place-t-on ? De quel côté ? A quelle distance ? Observe-t-on le détail ? La globalité ? Suit-on un fil ? Un mouvement ? Il n’y a pas une manière de découvrir l’oeuvre d’Olga de Amaral, mais des millions, et des millions. Selon la lumière du jour, ou la nuit, selon qu’on l’observe de loin, de près, de haut, selon qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne…

La série des Estelas offre encore une autre expérience. Olga de Amaral l’a débutée en 1996 et a réalisé près de 70 pièces. Treize sont réunies, suspendues à la foûte de cette caverne obscure. Toutes sont composées d’une structure en coton rigide enduit d’une épaisse couche de gesso, de peinture acrylique, puis de feuille d’or. Ces totems, ces mégalithes, ces incarnations sacrées ne sont bien sûr pas, comme la plupart des autres créations de l’artiste, sculptées par ses seules mains. Depuis plus de vingt-­cinq ans, Olga de Amaral a su s’entourer d’une équipe de tisserandes. « À travers ce processus collectif, chaque assemblage s’imprègne de l’esprit de chacune de ces vies et d’une patine unique. Toutes ces couches de travail et de temps finissent par affecter l’aspect de la surface finale. Il est difficile d’expliquer ce qui se passe dans cet intervalle. Les changements, les choix effectués, le rythme de travail, le silence ou la musique, les histoires personnelles… Cette équipe de tisserandes, ce lieu sont ce qui me relie le plus profondément à mon pays. » Les Estelas, que l’on peut traduire aussi bien en français, comme des « Stèles », des « Étoiles », des « Sillages » relient tous ceux qui les traversent ou simplement respirent dans le même espace. « Une pierre, dit-elle encore, recèle le secret de l’univers. Ensemble ou séparémenet, les pierres apportent une réponse. Avec leur taille imposante et leur dignité, elles sont les maillons reliant la terre au ciel, la chair à l’esprit. Captive dans le silence de la pierre, il y a une réponse. » On peut s’abîmer longtemps dans cet grotte mémorielle, s’élever avec ces mégalithes, comme des pierres volantes, ou comme les plaques d’or dans les temples incas qui rendaient hommage à la Lune (Killa) et au Soleil (Inti).

Pratique :

Avant sa fermeture, hélas, dans son bâtiment-jardin du boulevard Raspail, la Fondation Cartier accueille jusqu’au 16 mars et avant sa fermeture, la grande rétrospective de l’artiste colombienne Olga de Amaral. Nocturnes les mardi et jeudi.

A signaler le très complet catalogue sur l’oeuvre et le vie d’Olga de Amaral.

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