
Le dessinateur Willem et son épouse Medi Holtrop croquent leur vie d’artistes.
C’était une matinée qui sentait le printemps autour du Pont des Arts à Paris. Nous attendions quai de Conti, sur les vieux pavés qui ont vu passer Mazarin, tous les Immortels, d’Alexandre Dumas à Simone Veil, Henri Troyat et Michel Serres. Ils sont arrivés, tous les deux trottinant, se tenant par le bras, dans une complicité joyeuse. Bernard Willem et Medi Holtrop se sont connus à quelques pas d’ici, au bistrot la Palette, rue Mazarine en 1969, année érotique, évidemment, et ne se sont plus quittés depuis. En ce 5 mars 2025, Willem reçoit le Grand Prix de dessin de l’Académie des Beaux-arts et Medi, elle aussi artiste, l’accompagne.


Il y a des gens, il suffit qu’ils entrent dans une pièce pour que le vent se lève et qu’une foule d’autres personnes leur emboitent le pas. A 83 ans, comme les amoureux de Chagall, Medi et lui se tiennent toujours la main et ne se lâchent jamais du regard. Leur allure est si juvénile et douce, presque naïve, comme le chat qui dort, sans rien de montrer de ses crocs, ni de ses griffes. Il y a tout cela dans le regard d’un bleu étincelant du dessinateur qui a porté sur les fonds baptismaux les grands journaux qui ont fait de la France la capitale de l’impertinence. Il parle peu, d’une voix rauque, toujours teinté de son accent neerlandais. Il y a tant de traits et de dessins dans sa tête. Pas la place pour le verbiage. Et il y a aussi un inextinguible sourire, comme un bouclier face à toutes les vilenies du monde qu’il croque depuis plus de soixante dans la presse française. Il faut être gonflé à bloc de tendresse pour se faire ainsi le miroir des noirceurs de ce monde sans en être touché ou blessé. En 2010, Medi, elle aussi artiste, ils ont trouvé leur refuge sur l’île de Groix dans le Morbihan. Ce coup de foudre lui a peut-être sauvé la vie, car il était dans le train, ce 7 janvier 2015, à l’heure où l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo.Voici restitué dans son intégralité, et sans le filtre qu’impose la concision des médias, l’échange que Medi et Willem nous ont offert. Ils parlent d’une seule voix. Car parler avec Willem, c’est se réchauffer au soleil de la liberté, de la résistance et de l’insouciance, ces nourritures si essentielles et si rares.
Vous avez amené le soleil ?
W. Oui, on fait ce qu’on peut !
Nous prenons place dans le petit salon André Dupont-Sommer, tout en velours, boiseries et tentures. Hermine Videau, la directrice de la Communication et des Prix de l’Académie des Beaux-Arts a choisi avec goût et intelligence le petit salon André Dupont-Sommer dont les croisées ouvrent sur la cour d’honneur. Avec son lustre de cristal et sa lumière tamisée, il rend hommage à cet orientaliste qui s’est consacré aux Manuscrits de la Mer Morte et, notamment, aux révélations sur les Esseniens, aux racines de notre culture judéo-chrétienne.
W. C’est beau quand même.
DM. Comment imaginiez-vous l’Académie ?
W. Ce sont des vieux… (il rit) comme moi.
DM. Oui, par rapport à votre engagement politique depuis toujours, l’académie c’était pour vous..
W. Une chose non existante.
DM. C’est la première fois que vous venez ? C’est un peu le Grand Soir – NDLR, le Grand Soir, mythe fondateur de la presse anarchiste et des classes populaires, désigne le chamboulement révolutionnaire qui détruit l’ancien monde et permet de créer une nouvelle harmonie sociale !
W. Je comprends pas vraiment. Catherine Meurisse et Laurent Petitgirard – le secrétaire perpétuel – m’ont contacté. J’ai travaille à Charlie Hebdo depuis le premier numéro. Catherine Meurisse y travaillé aussi. C’est inimaginable, ce qui est arrivé, tuer des types comme Tignouss, Honoré, Cabu…
DM Cabu disait toujours qu’il fallait rire…
W. Continuer de rire, oui, sinon les autres ont gagné, c’est cela.


DM. Vous avez été tenté de refuser ce prix ?
W. Cela ne vient pas à l’esprit de refuser un truc comme cela.
Meti. Tu as déjà eu le grand prix d’Angoulême, et d’autres prix. Tu as eu le prix d’Art Graphique aussi. Tu es très primé (rires)
DM. En Hollande, vous avez fait les Beaux Arts, donc vous êtes chez vous ici ? C’était à Amsterdam ?
W. Oui, à Arnhem trois ans, cela commençait un peu à m’ennuyer car c’était trop esprit Bauhaus. Je suis allé à Bois le Duc, c’était plus libre.
DM. Oui, mais pour quelqu’un comme vous qui venez des Provo ? (Groupe contestataire et libertaire ayant « animé » la vie politico-sociale des Pays-Bas dans les années 1965-1970, les Provo critiquaient ce pays devenu riche, qui somnole et s’ennuie. Ils prônent une société ludique et non hiérarchisée).
W. Aussi, oui. La chose qui m’a amusé avec ce prix, c’est qu’on pouvait faire profiter les autres, ce sont des gens que j’admirent, j’ai choisi Clowns sans frontières – il sort son porte clef de sa poche-. J’ai fait leur logo, il y a longtemps, une planète avec une casquette et un nez rouge. Pakito Bolino, j’aime beaucoup ce qu’il fait avec sa maison d’édition, son imprimerie, ses dessins fous, il prend des risques, il a des problème avec la justice, donc il faut bien un petit soutien. Stéphane Blanquet, je connais son travail depuis ses débuts, il est très fort, il faut le soutenir aussi.
Meti. On connaît bien le quartier, les galeries, et tout, mais il n’était jamais entré.
DM. Quand vous habitiez à Paris, vous aimiez cette vie parisienne ?
M. On s’est rencontrés pas loin d’ici, à la Palette, par hasard, en 1969. J’étais allée voir chez un galeriste de Copenhague les artistes néerlandais qui étaient exposés chez lui. Bernhard étaient parmi eux. On a parlé toute la nuit, on est restés toute la nuit ensemble. C’était le 13 juillet 1969.
Vous vous êtes mariés ?
Oui, il faut bien (rires). C’est pour la carte de séjour qu’il fallait renouveler tous les trois mois. Je suis Hollandais, Meti est Norvégienne.
Vous n’avez jamais demandé la naturalisation ?
W.On vient d’un pays européen, donc c’était bien comme ça. Et même si aujourd’hui, on est pris entre deux grands, hein, et qu’on ne voit pas beaucoup de bonnes choses venir, plus que jamais, on est européens et c’est important. Dans les années 70, Amsterdam était un peu l’underground européen, tout le monde allait là bas, Après 1968, c’est devenu Paris. Alors je suis arrivé pour travailler pour Hara-Kiri et pour Siné. J’ai travaillé pour tous ces journaux où où on ne m’a jamais censuré.


DM. C’est toujours possible aujourd’hui ?
W. Maintenant, il faut faire attention, ça peut tomber mal, oui, on ne peut pas tout à faire faire les mêmes blagues. Mais je continue, à Charlie-Hebdo, quand même.
DM. Vous continuez à dessiner ce que vous pensez ?
W. Oui, bien sûr, faire de la peinture cela ne m’a jamais intéressé mais trouver des gags, des conneries, c’est cela le métier.
DM. Est-ce que vous auriez pu imaginer que les choses basculeraient si rapidement , que l’Europe serait ainsi fragilisée ?
W. Après la chute du mur, en 1989, on croyait que tout était ouvert, peu à peu c’est devenu un peu plus crispé. Il y a beaucoup d’histoire d’ego.
DM. Dans vos dessins, il y a beaucoup de politique
W. Oui, c’était mon métier à Libé, et avant, avec Hara-Kiri, c’était l’agitation d’esprit,
M. Oui, mais à l’époque, on a dit : » tout est politique »
W. Je suis content d’avoir arrêté avec Libé, parce que je n’ai plus envie de dessiner Macron…
DM. Qu’est-ce que vous aimez dessiner aujourd’hui ?
Les choses les plus terribles, l’Ukraine, Gaza. Je me concentre là-dessus dans deux grands livres qui ne traitent que de cela. Désolé, mais graphiquement, c’est intéressant. J’ai toujours aussi un faible pour le petit Sarkozy.


DM. Pour l’Académie, vous allez dessiner ?
W. Non, on ne m’a pas demandé…
DM. Maintenant vous habitez sur sur l’île de Groix. est-ce que vous dessinez des paysages, des personnages sur le quai ?
W. Rarement, je fais cela quand je suis en voyage, des sortes de reportage.
M. A Groix, nous avons une maison et un atelier. L’atelier, c’est l’ancien bistrot, pas loin de l’église.
W.En 2016, la Bibliothèque Nationale de France a acheté tous mes originaux depuis 1949 – plus de 25 000 dessins. Chez nous, cela prenait toute la place. Bon débarras ! Maintenant, je suis à côté de Goya, de Picasso.
Comment vous informez-vous ?
À la maison, depuis notre lit, on regarde les télés du monde entier : BFM, CNN, la BBC. On finit à 19 h 30 avec Arte
Vous aimez la vie sur l’île ?
On est très bien là. Il y a de beaux arbres, des pommiers, des chênes, comme dans le petit bois, près de la maison de ma mère, à Emerlo. On n’a jamais eu de voiture, donc on marche tous les jours. On part très tôt le matin pour de grandes balades. On s’arrête souvent. On rigole, on regarde les brebis, les agneaux, des fleurs. Tôt le matin, c’est très très beau, toujours avec le vent. Chaque jour est différent. Parfois, quand il fait mauvais, une voiture s’arrête. Les gens sont tellement gentils.
DM. Comment dessinez vous ?
W. Je commence au crayon, et cela dépend, plume, encre, si je dois colorier après. Feutre, c’est difficile, car les couleurs se mélangent, mais le dessin noir et blanc surtout au feutre.
DM. Avec quelle main ?
Il montre sa main droite, grande, fine, blanche.
W. On trouve parfois les idées en dessinant. Maintenant, comme que ce n’est plus quotidien, je fais le dessin et un ou deux jours après, je me dis, il faudrait faire mieux, tout changer. Je conserve des photos par milliers, car tout change, les visages, les rides, il faut toujours regarder l’autre.

Le temps prévu pour l’échange s’achève. A petits pas, nous retrouvons la cour d’honneur. Dans quelques instants, la cérémonie de remise du Grand Prix de l’Académie des Beaux Arts se tiendra sous la coupole de l’Institut de France. Tous les amis de Willem seront là, Pakito Bolino, Stéphane Blanquet, Michel Guilbert, le président de l’association Clowns sans Frontières France, et toute l’équipe de Charlie Hebdo. Rien de formel, pas d’uniforme, pas de garde républicaine. Et Laurent Petitgirard, le secrétaire perpétuel, de rappeler : « La BD et le dessin sont des moyens de faire passer beaucoup de messages. Cela demande du courage, beaucoup de courage. »
