À LA UNE EN SCÈNE Musique

« Iphigénie en Tauride », de l’effroi au pardon ?

Phénomène étonnant, l’opéra « Iphigénie en Tauride » composé en 1779 à Paris par Christoph Willibald Glück pour la reine Marie-Antoinette, commençait dans le sang et s’achevait dans la tendre joie des retrouvailles, suivant le chemin exactement inverse à celui que la France allait emprunter dix ans plus tard avec la Révolution de 1789 et la Terreur de 1793. Pour sa reprise, l’Opéra Comique et son directeur Louis Langrée en ont confié la mise en scène à Wajdi Mouawad avec l’ensemble le Consort fondé par Théotime Langlois de Swarte et le choeur les Éléments de Joël Suhubiette. Un pari audacieux et réussi où se détache le trio formé par Iphigénie (Tamara Bounazou), son frère, Oreste (Théo Hoffmann) et son cousin Pylade (Philippe Talbot), symboles de la fraternité et l’amitié.

Pourquoi aller voir Iphigénie en Tauride de Christopher von Glück en 2025 ? On pourrait se demander ce que ce mythe vieux de 1.300 ans, dont le sujet a été repris plusieurs fois en opéra, et cette fois par un compositeur allemand résident à Paris en 1779, a encore à nous dire. L’histoire semble si lointaine, en apparence. C’est l’épilogue de la terrible tragédie des Atrides, cette famille marquée par la soif de pouvoir à n’importe quel prix, la guerre, le meurtre, le parricide, l’infanticide et l’inceste, dont sont issus Agamemnon, Ménélas, ceux qui levèrent l’armée des Grecs contre Troie. Iphigénie, sacrifiée par son père pour permettre le départ de la flotte a, en réalité, été sauvée par la déesse Artémis qui en a fait sa prêtresse sacrée dans la région de Tauride. Le roi de cette région, Thoas, exige des sacrifices humains, convaincu que le sang versé des étrangers préservera son trône. Elle accomplit son office de sacrificatrice jusqu’au jour où deux étrangers débarquent et lui sont livrés. Ils sont Grecs et petit à petit, elle reconnaît son sang.

Voilà le sujet que Christoph Willbald von Glück (1714-1787) choisit pour un opéra. C’est le second Iphigénie qu’il dédie à son ancienne élève, la reine Marie-Antoinette qui est allée le faire chercher dans sa patrie viennoise pour réformer l’opéra français. Dans ces deux récits, Iphigénie en Aulide  (1774) – le lieu où la princesse mycénienne devait être immolée pour la flotte grecque– et Iphigénie en Tauride (1779), il s’agit donc bien d’une princesse sacrifiée, même si les librettistes ont choisi, dans les deux, d’offrir une fin heureuse à leur héroïne – dans le premier, Artémis pardonne, Iphigénie et Achille se marient ; dans le second, elle reconnaît Oreste, les grecs tuent le tyran Thoas, le frère va pouvoir retrouver son royaume. En cette année 1779, Glück régnait sur Paris. Il avait triomphé dans la Querelle face à son rival Niccolò Piccini. Iphigénie en Tauride s’imposait à l’Académie Royale de Musique qui lui avait commandé six opéras ( Orphée et Eurydice (1774), Alceste (1776), Armide (1777), Iphigénie en Tauride (1779), Écho et Narcisse (1779), ainsi que l’opéra-ballet Cythère assiégée (1775).

Mais voilà, la Musique porte en elle les prémices des temps à venir. Le livret de Nicolas-François Guillard prononce des mots aux résonnances prémonitoires :  
 » Il nous fallait du sang pour expier nos crimes ; Les captifs sont aux fers et les autels sont prêts. Les Dieux nous ont eux-mêmes amené les victimes… Sous le couteau sacré que leur sang rejaillisse… Que leur aspect impur n’infecte plus ces lieux. Offrons leur sang en sacrifice, C’est un encens digne des Dieux ! »

Toute l’oeuvre respire les désordres de la guerre et de ses violences. Le récit porte en lui tout le poids des séquelles de la Guerre de Troie qui, ainsi que l’explique le prologue présenté par Wajdi Mouawad, fut initiée en ce temps car les Grecs voulaient contrôler ce verrou commercial sur la route de la Mer Noire. Iphigénie et Oreste sont les enfants du roi Agamemnon qui, avec son frère Ménélas a levé la flotte grecque, et de la reine Clytemnestre qui l’a fait assassiner à son retour, en vengeance de la mort de sa fille. Mais la Tragédie s’achève dans la liesse et le pardon, avec un « Deux ex Machina », marqué par l’apparition d’Artémis en personne accordant aux criminels, le pardon et la paix.

Pylade et Oreste captifs, amenés devant Iphigénie, par Benjamin West, 1766

« Les Dieux, longtemps en courroux, Ont accompli leurs oracles ! Ne redoutons plus d’obstacles. Un jour plus pur luit sur nous. Une paix douce et profonde Règne sur le sein de l’onde ; La mer, la terre et les Cieux, Tout favorise nos vœux... Que nos mains saintement barbares N’ensanglantent plus vos autels ! Rendez ces peuples plus avares Du sang des malheureux mortels. »

Pour conquérir les foules parisiennes, le compositeur avait fait le choix d’une musique intense et rude où les cuivres, les percussions, les graves abondent. Une musique faite de contrastes intense, de forte subito, d’un effectif puissant.

COSTUME DE DIANE, par Louis-René Boquet, 1757. En 1779, Mlle Chateauvieux qui chante Diane et une Prêtresse dans Iphigénie, porte aussi les attributs de la déesse chasseresse : arc, carquois et croissant de lune en diadème, ici complétés de taffetas peint en peau de tigre.

Pour l’interpréter, l’ensemble le Consort fondé en 2015 par Théorime Langlois de Swarte, s’est considérable élargi. A leurs débuts, leur projet était modestement formé d’un trio – Théotime. Langlois de Swarte, Sophie de Bardonnèche et Hannah Salzenstein avec la basse continue, le claveciniste Justin Taylor. Ils se muent parfois en orchestre afin de créer des programmes en plus grande formation, comme dans cette Iphigénie. A l’Opéra-Comique, quarante musiciens emplissent la fosse dont trois trompettes, deux trombones, deux cors, deux clarinettes, deux hautbois, trois contrebassistes, trois percussionnistes, ainsi que Glück l’avait voulu et ainsi qu’Hector Berlioz s’en souviendra. Leurs instruments anciens allient la puissante dans les tutti et la sensibilité dans les arias.

Ces fastes, ces trombes musicales s’épanouiront quelques années plus tard dans les fêtes de la Révolution orchestrées par le peintre Jacques-Louis David, contemporain de Glück. Le Musée du Louvre lui consacre une exposition et on peut mieux comprendre toute la violence de l’oeuvre et de sa mise en scène en découvrant les oeuvres présentées par cette vaste rétrospective jusqu’au 26 janvier 2026.

Le Serment des Horaces (1784), les Armes

« La première a lieu le mardi 18 mai 1779 à l’Opéra, alors situé au Palais-Royal, explique la dramaturge et conseillère artistique de l’Opéra-Comique, Agnès Terrier, dans le riche programme proposé par l’Opéra-Comique. La reine, convalescente après une fausse-couche, tient à y assister. L’œuvre bouleverse et enthousiasme, jusqu’à ceux qui hésitaient encore, par son unité et sa noblesse proches de la tragédie parlée, par la vérité et l’intensité de l’expression musicale, dès l’ouverture tempétueuse où résonnent les plaintes d’Iphigénie. Avec Gluck, la tragédie en musique se mue en opéra. Son objet sera désormais autant la vie intérieure de ses personnages que leurs actions héroïques. Tandis que le jeune Goethe donne au Théâtre ducal de Weimar sa propre Iphigenie auf Tauris, en endossant le rôle d’Oreste, l’Iphigénie en Tauride de Gluck est parodiée cinq fois à Paris en 1779, signe d’un énorme succès. Puis cette œuvre la plus aboutie de sa réforme est rapidement jouée sur les scènes européennes – Gluck lui-même procédant à un arrangement en allemand en 1781 pour la cour de Vienne (où Thoas est chanté par Ludwig Fischer, futur Osmin de L’Enlèvement au sérail). Lorenzo Da Ponte en tire une traduction italienne qui sera jouée à Londres en 1796. Puis une nouvelle traduction allemande supervisée par Goethe et Schiller sera jouée outre-Rhin jusqu’aux années 1820.

REPRÉSENTATION D’IPHIGÉNIE EN TAURIDE DE GLUCK DEVANT LA COUR DE LOUIS XVI, illustration du XIXe siècle. Il s’agit de la dernière scène : Oreste et Pylade délivrés se tiennent côté jardin, Diane sur une gloire et Iphigénie au centre près de l’autel.

À Paris, l’œuvre se maintient au-delà de la Révolution, ce qui est exceptionnel pour un titre de l’Ancien Régime. La condamnation de la violence politique trouve évidemment un écho dans cette société bouleversée. Elle quitte l’affiche de l’Opéra le 5 juin 1829 à la 408e représentation (le tout jeune Berlioz ne manque pas une représentation depuis 1821). Lorsqu’elle réapparaît à Paris en 1868, c’est au Théâtre-Lyrique, scène d’avant-garde. En 1900, l’Opéra-Comique la relance dans une mise en scène antiquisante d’Albert Carré (chorégraphie de Mariquita) avec Rose Caron dans le rôle-titre. L’Opéra ne la reprogramme qu’en 1931 sous la direction de Pierre Monteux, avec Germaine Lubin. »

On peut regretter, et carrément, en vouloir à Christoph Willibald Glück de ne pas avoir reçu, ni aidé le jeune Mozart, établi à Paris entre mars et septembre 1778, à la Cour et à Marie-Antoinette, mais il est vrai que Glück régnait dans toute la splendeur de ses 55 ans quand Mozart en atteignait tout juste 22. Pourtant Wolfgang pressentait lui aussi les effrois à venir, comme on peut l’entendre dans sa Sonate K 310 composée pendant cet été 1778. Et oui, « Iphigénie en Tauride » est, comme le dit Louis Langrée, un « chef d’oeuvre absolu » car, malgré toutes les préventions, sa musique continue de nous heurter et de nous concerner 246 ans après sa création.

« Un chef d’oeuvre absolu »

Et ce qu’elle exprime avec toute la maîtrise de Christoph Willibald Glück, la mise en scène de Wajdi Muhawad le convertit dans notre langage contemporain en faisant le choix d’un prologue qui situe l’action dans l’actuelle Tauride, c’est à dire la Crimée. Certes, il y a beaucoup, trop, de sang, de couteaux, de sabres, de cimeterres sur la scène. Les artistes du choeur les Éléments et les solistes en sont submergés, tout comme le regard du spectateur. Tamara Bounazou se jette dans ce grand rôle de tragédienne avec intensité, puissance et sobrité. Théo Hoffmann incarne aussi cet Oreste déchiré qui se met littéralement à nu, avec ses souffrances, ses plaintes.

Iphigénie (Tamara Bounazou) et Oreste (Théo Hoffmann) font basculer la tragédie vers l’amitié et la résilience.

Au milieu de toute cette violence, l’émotion survient dans les duos où frère et soeur, amis, se reconnaissent au-delà des mots et trouvent, ensemble, l’issue. La puissante dramaturgie de Gluck rassemble Louis Langrée et Wajdi Mouawad dans notre nouvelle production d’Iphigénie en Tauride, que l’auteur-metteur en scène enrichit d’un prologue de sa plume afin de replacer la tragédie à la fois dans son vaste contexte mythologique et dans notre époque de périls. Le directeur de l’Opéra-Comique dirige Le Consort, ensemble jouant sur instruments anciens, et partage la baguette avec Théotime Langlois de Swarte. Ainsi que le rappelle l’académicienne et philosophe Barbara Cassin, « pour les Grecs, deux notions peuvent changer le monde : la Honte, c’est à dire la conscience du regard de l’autre et la Justice. » L’on comprend ainsi pourquoi il faut lire, relire, jouer et rejouer les mythes grecs, ce langage utile et universel qui, depuis le fond des temps, constitue le fil de notre pensée commune.

Pratique :

Direction musicale, Louis Langrée et Théotime Langlois de Swarte • Mise en scène, Wajdi Mouawad • Avec Tamara Bounazou, Theo Hoffman, Philippe Talbot, Jean-Fernand Setti, Léontine Maridat-Zimmerlin, Fanny Soyer, Lysandre Châlon, Anthony Roullier • Choeur, Les Eléments • Orchestre, Le Consort.

du 2 au 12 novembre 2025 à l’Opéra Comique.

Durée du spectacle : 2h30 avec entracte

Photos. Stefan Brion, gravures tirées du programme du spectacle

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